Les mangeurs et les acteurs de l’alimentation ont d’abord posé des questions de politique locale, focalisées sur des questions immédiates : où m’approvisionner, comment assurer la sécurité au marché, comment permettre l’alimentation des ménages à bas revenus ? Ils abordent désormais des questions plus larges et englobantes, en exprimant leurs visions de l’avenir.
L’accumulation de plateformes d’information et la construction de nouveaux réseaux
Nous enregistrons, confirmation de la période précédente, un nombre important de retours qui signalent l’accumulation de plateformes pour que les ménages trouvent des fournisseurs de proximité : ainsi, dans un département d’Occitanie (9 avril) “nous constatons aujourd'hui que sur un même territoire, plusieurs cartographies ou recensement sont proposés, sans aucune mise en relation et coordination”. Elles sont pour la plupart participatives dans la mesure où elles invitent les concernés (producteurs, artisans, transformateurs,...) à se signaler.
Certains se réjouissent de la multiplication des sources d’information, d’autres déplorent un gaspillage d’énergie, le manque de lisibilité et la multiplication des tâches pour des producteurs déjà sur-sollicités. Les différents niveaux de collectivités peuvent générer un empilement où, selon les plus petites qui ont été très réactives, les “grosses” tentent de s’imposer à l’existant en faisant valoir leur capacité d’harmonisation et de coordination. Selon le même contributeur “en cette période de crise, les acteurs du monde agricole ont raté l'opportunité de travailler ensemble au service d'un même objectif : soutenir les agriculteurs et aider les consommateurs à consommer local.” Pourtant, selon un habitant de Rhône Alpes (14 avril), la crise a rapproché société civile et collectivités “en quelques semaines nous avons pu observer des initiatives, non soutenues par les collectivités ou institutions, [prendre corps alors qu’elles] piétinaient depuis des mois pour ne pas dire des années.”
Pendant ce temps, les rapprochements inédits entre producteurs à l’échelle locale se poursuivent, facilités par les outils de repérage “les producteurs locaux s'associent entre eux pour vendre leurs produits dans différentes fermes. Ils ont tellement de sollicitations qu'ils sont obligés de refuser des clients!” consommatrice d’Auvergne (20 avril).
L’expression de visions politiques de
la situation et de l’avenir
La tendance nouvelle que nous voyons émerger relève du retour du débat politique sur le thème de l’alimentation. Les remontées que nous avions eu jusqu’à présent concernaient principalement 2 thèmes :
- La solution de problèmes pratiques par les mairies : lieu de dépôts de paniers à trouver, secours alimentaire pour les familles à bas revenu, organisation sanitaire des marchés,... ;
- La question des marchés, marquée par les interactions entre les mairies et l'Etat (central ou déconcentré).
Nous notons dorénavant un retour d’actions et de réflexions politiques qui dépassent les considérations pratiques de court terme. Elles émanent de tous types d’acteurs et de tous niveaux géographiques :
- en Bretagne, on nous signale le 14 avril que “un collectif [dans une commune] a créé un réseau d'intelligence collective pour permettre de consommer local et bio, s'entraider pour les commandes et réceptions des commandes, réfléchir et débattre de façon collective pour trouver des réponses/propositions face aux problèmes découlant du covid et autre (qui pourraient venir d'une catastrophe climatique)”. A Lyon, une grande diversité d’acteurs locaux a lancé un “appel : Nourrir Lyon, autrement, localement, solidairement” ;
- dans le Grand Est, un citoyen a pris l'initiative (le 13 avril) d’interpeller les élus : “j'ai proposé mon aide au maire, président de la métropole pour mettre en place un PAT…”. Ce message met en évidence la recherche progressive d’organisation pour l’après-crise, que l’outil Projet Alimentaire Territorial pourrait faciliter. Ainsi, un message posté sur LinkedIn autour du 12 avril avec la question “est-ce que les territoires qui ont engagé un PAT depuis quelques années sont effectivement plus résilients face à la crise du COVID actuelle ?” continue une semaine plus tard à susciter de nombreuses réactions, que l’on peut résumer par “on pense que oui, mais on n’a pas de preuves, et il serait utile de chercher” ;
- à l’échelle nationale, des manifestes, interpellations ou adresses appellent à une réflexion sur l’après-crise, souvent pour proposer une réorganisation en profondeur du système alimentaire fondée sur la proximité. Le magazine “le 1” a publié dans son édition du 18 avril une tribune “assurer la sécurité alimentaire des populations”, cosignée par des experts, des paysans, des militants associatifs, des représentants du monde de la culture, des cuisiniers de renom. Seize membre de l’Académie d’Agriculture ont diffusé le 10 avril l’appel “pandémie du coronavirus et autonomie alimentaire : actualité et nécessité d’une re-territorialisation des systèmes alimentaires”. Les syndicats agricoles, unanimes à défendre l’ouverture des marchés, affichent des positions divergentes sur les conséquences à tirer de la crise. Dans un article intitulé “la pandémie de coronavirus ravive le débat sur l’autonomie alimentaire de la France”, le quotidien Ouest France détaille les divergences : “Bernard Lannes, président de la Coordination rurale [...] dénonce un modèle consistant à exporter des céréales à bas prix dans le monde entier et se dire pour le reste qu'on trouvera toujours de tout dans les marchés mondiaux”, alors que la Confédération Paysanne estime “qu'il y a eu une volonté des grandes filières céréales, lait et viande d’accéder aux marchés mondialisés. On en oublie quelque part la réponse au marché intérieur”. La FNSEA, quant à elle, affirme que “l’agriculture française démontre qu’elle est en capacité de tenir la chaîne alimentaire et satisfaire les besoins des Français [...] Il faut certes [...] relocaliser les filières fruits et légumes tuées par la tyrannie des prix bas, mais ne pas renoncer à exporter des semences, des animaux reproducteurs, du fromage, du vin” ;
- à l’échelle internationale IPES-Food (panel international d’experts sur les systèmes alimentaires durables) a publié un communiqué, daté d’avril, “COVID-19 and the crisis in food systems: Symptoms, causes, and potential solutions” (annoncé comme devant être traduit sous peu en français), alors que la FAO diffusait le 9 avril une note sur le rôle des collectivités locales “urban food systems and COVID-19: The role of cities and local governments in responding to the emergency”. Son comité d’experts de haut-niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition explique dans son rapport “impact of COVID-19 on Food Security and Nutrition” que les effets de la crise se feront sentir à long terme.
Dans ce contexte de politisation, certains consommateurs estiment que les circuits courts font l’objet de traitements discriminatoires par rapport aux formes classiques de distribution, à l’échelle locale à propos de la non-réouverture d’un marché “c'est un choix politique. C'est une mise à l'écart des circuits courts” (Centre-Val de Loire, 18 avril), ou à l’échelle nationale “la politique nationale semble mieux soutenir les GMS qui confinent autant de monde voire plus qu’en marché plein vent, avec plus de contacts sur les mains (on prend, on repose)” (Occitanie, 10 avril).
Les frottements entre niveaux de décision
Une question largement débattue sur les réseaux sociaux, alors qu’elle génère peu de remontées sur le formulaire d'enquête, porte sur les relations entre l’Etat et les collectivités, particulièrement les communes, qui ont acquis un rôle de poids (cf. bulletin de partage 2). L’appel par le ministre de l’agriculture à la réouverture des marchés, le 19 avril, sous réserve du respect des mesures sanitaires, a heurté des maires qui s’étaient mobilisés pour garder leur marché ouvert ou le ré-ouvrir. Les collectivités ont pu pointer un manque de cohérence de l’Etat. Dans une conversation téléphonique le 14 avril, une chargée de mission de collectivité met en évidence la différence de traitement entre départements voisins, liée au choix du préfet. Un maire ayant affaire à un préfet “compréhensif” déclare pourtant le 13 avril sur un réseau social “pour une fois qu'un gouvernement laisse un peu de liberté aux maires en accord avec le préfet, je ne vais pas me plaindre. Qui plus est quand cela permet au final un bon équilibre entre l'économie des producteurs en circuit court et la gestion d'une crise sanitaire”.
Eléments de contexte juridique : que dit la loi ?
Eclairage de Luc Bodiguel, directeur de recherche au CNRS
Comme l’a rappelé le Conseil d’Etat (jurisprudence constante), la liberté des maires doit s’exprimer dans le cadre de la loi: dès lors qu’a été institué un pouvoir de police spécial au bénéfice de l’Etat en raison de la crise sanitaire (loi du 23 mars 2020), le maire ne peut prendre aucune mesure destinée à lutter contre la catastrophe sanitaire au titre de son pouvoir de police générale « à moins que des raisons impérieuses liées à des circonstances locales en rendent l’édiction indispensable et à condition de ne pas compromettre, ce faisant, la cohérence et l’efficacité de celles prises dans ce but par les autorités compétentes de l’Etat ». Hors de cette dérogation rarement admise, il ne peut prendre que des dispositions destinées à contribuer à la bonne application, sur le territoire de la commune des mesures décidées par les autorités compétentes de l’Etat. Ainsi, ne pouvant justifier de spécificités locales et l’Etat ayant décidé de ne pas exiger le port de masques, le maire de Sceaux ne pouvait subordonner « les déplacements dans l’espace public de la commune des personnes âgées de plus de soixante-dix ans au port d’un dispositif de protection buccal et nasal » (CE, 17 avril 2020, Commune de Sceaux).
Pour proposer de nouvelles observations cliquez ici.
Article précédent : Les solidarités face à la détresse alimentaire des plus pauvres | Article suivant : Crise et solutions à partager, pour maintenant et pour l'après
留言