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Éclairage Covid-19 | Au Brésil : entre déni, règlements de compte politiques...

... et organisation de la société civile face à l'urgence sanitaire et alimentaire.



Cet article se base sur des informations collectées depuis le début de l'arrivée du coronavirus au Brésil au mois de février 2020. L'ensemble des observations proviennent d'articles et de vidéos de presse ou d'ONG, d'une vingtaine de contributions brésiliennes à l'enquête publique « Partilhe sua experiência: comer nos días do coronavirus » (« Partager votre expérience : manger au temps du coronavirus »), ainsi que de quelques échanges directs par messages. Loin d'offrir une exhaustivité, cet éclairage tend à donner une vue d'ensemble de l'ampleur de la crise sanitaire dans un des pays les plus touchés afin de comprendre les enjeux actuels, mais aussi tenter d'apercevoir les capacités de résilience des systèmes alimentaires et des populations. Cette contribution est le fruit d'une réflexion personnelle et les interprétations qui en sont issues n'engage que son auteur.

 

Auteur : Anaël Fièvre, stagiaire auprès de l’association Acteurs dans le Monde Agricole et Rural (AMAR) dans le cadre du Master ESS – Appui de Projet et Développement Durable (Université de Rennes 1) ;

Relecture : Julie Terzian, administratrice et représentante de l’association AMAR à Rio de Janeiro.


Ce texte n'engage que ses auteur·e·s et pas l'ensemble du collectif qui rédige les bulletins de partage.

 

Un marasme politique, social et institutionnel amplifié par la crise sanitaire


A l'heure où le Brésil est devenu le second centre pandémique mondial après les Etats-Unis, retour sur les débuts de la crise pour mieux comprendre son évolution et son influence sur les systèmes alimentaires.

Dans un pays dont la population dépasse les 210 000 000 d'habitants, où des millions de personnes sont déjà confrontés quotidiennement à la faim et la malnutrition, l'arrivée de la pandémie n'a fait qu'accentuer les crises sociétales (politiques et institutionnelles) déjà en cours. Depuis le 26 février (date du premier cas avéré), le Brésil compterait officiellement plus de 3 800 000 de cas confirmés de la COVID-19 dont plus de 120 000 morts[1]. Ces chiffres sont toutefois contestés, le gouvernement brésilien étant accusé de sous évaluer les données réelles (avec le manque de tests, de nombreux.ses mort.e.s sont classé.e.s comme relevant de syndromes respiratoires aigus sans être diagnostiqué.e.s comme contaminé.e.s par la COVID-19). Les tensions n'ont jamais été aussi prégnantes entre le président brésilien Jair Bolsonaro, ses opposant.e.s et toute personne contredisant sa politique, ses déclarations ou son autorité. Plusieurs de ses ministres en ont déjà fait les frais dont deux en charge de la santé en seulement deux mois, démontrant toute l'instabilité et les conflits qui règnent autour de Jair Bolsonaro. Le gouverneur d'extrême droite de l'Etat de Rio, Wilson Witzel, pourtant loin d'être un opposant au président en appui duquel il s'était présenté aux élections, a lui aussi été la cible de Jair Bolsonaro. Le 25 mai 2020, alors que le gouverneur mettait en place des premières mesures de semi-confinement pour faire face à la propagation de la COVID-19, il s'attirait les foudres du président au motif de la contradiction avec les orientations nationales. Nul doute que la volonté de Bolsonaro réside dans le contrôle d'éventuels outsiders politiques à deux ans des prochaines élections présidentielles, et non pas dans une gestion responsable et coordonnées de situation de crise.

Malgré sa contamination au coronavirus depuis le 7 juillet, Jair Bolsonaro affirmait sur les réseaux sociaux aller très bien et déclarait le samedi 1er août être guéri. Le chef de l'Etat a à plusieurs reprises exprimé son insensibilité ou son indifférence aux personnes touchées par le virus comme le rapporte la revue brésilienne Piauí : « Le président est honnête. L'une des phrases les plus sincères de l'histoire politique brésilienne est la brève : "Et alors ?" »[2] au moment où Jair Bolsonaro était interrogé sur la quantité de mort·e·s au Brésil. Entre le déni des risques de la COVID-19 et la division politique avec la majorité de ses gouverneur.e.s qui mettent en place des mesures de confinement ou semi-confinement pour limiter la propagation du virus (notamment à São Paulo et Rio de Janeiro, deux des régions les plus touchées), la gestion de crise du président brésilien est décriée, en particulier concernant les conséquences sur les populations les plus vulnérables, les plus précaires, premières victimes face au virus.

La diversité voire les contradictions des discours officiels sur les comportements à respecter ne facilitent pas la compréhension des informations, des bons ou mauvais gestes à adopter. Face à ce manque de coordination entre les différentes échelles, la société civile (ONG, associations, habitant.e.s, gangs...) s'organise tout de même dans l'urgence avec des moyens souvent limités. Les tensions de pouvoir entre les acteur·rice·s politiques rendent la situation d'autant plus dangereuse pour les populations qui attendent des institutions une aide qui tarde à venir.


Une crise qui bénéficie aux opportunistes de l'agri-business

L'attention médiatique rivée sur la crise sanitaire, les opportunistes n'ont pas attendu pour saisir leur chance de faire passer des mesures en toute discrétion. Et le domaine agroalimentaire n'est pas en reste. L'occasion était trop belle pour les entreprises de l'agrobusiness, soutenues par le gouvernement, pour ne pas accélérer la course au profit. En Amazonie, la dynamique expansionniste de la colonisation et la déforestation pour l'agroindustrie du soja, l'élevage intensif ou l'industrie minière par exemple, prend une ampleur destructrice inégalée. Le cas du Brésil pose sérieusement question, lorsque rien qu'au premier semestre 2020, l'INPE[3] estime à presque 26% l'augmentation de la déforestation en Amazonie, soit plus de 3000 km2, un record. Le 30 juillet, 1007 incendies ont été recensés simultanément en Amazonie brésilienne. Certain.e.s ministres soutiendraient même un projet de légalisation de l'accaparement des terres protégées pour des grands propriétaires, à l’image des propos du ministre de l’environnement Ricardo Salles qui déclarait vouloir se passer de l’avis du Congrès : « il faut donc que nous fassions un effort ici pendant que nous sommes dans ce moment de tranquillité en ce qui concerne la couverture médiatique, car il ne parle que de COVID et de faire passer le troupeau [à savoir les réformes juridiques de dérèglementation en Amazonie] et de changer toute la programmation et de simplifier les normes[environnementales] ». Le maintien du contrôle de la région, au-delà des logiques économiques, représente un enjeu de pouvoir qui pourrait pourtant être préjudiciable à l'un des principaux soutiens du gouvernement fédéral qu'est l'agroindustrie. João Moreira Salles, dans sa tribune A morte e a morte, Jair Bolsonaro entre o gozo e o tédio[4], rappelle que l'intérêt opportuniste sur le foncier immobilier soutenu par l'Etat prévaut sur la déforestation productiviste. Par ailleurs, selon lui, l’« État n'aurait aucune difficulté à les réprimer s'il le voulait, comme il l'a fait dans le passé. Le fait qu'il ne veuille pas - et plus encore : qu'il encourage effectivement la déforestation en diabolisant ceux qui tentent de la freiner - est en contradiction avec les intérêts non seulement du pays, mais aussi de l'agroalimentaire, base solide du soutien aux Bolsonaro ». En outre, dans un communiqué publié en avril dernier, L'IPES[5] déclare que l'agroindustrie et la destruction des espaces naturels par certaines activités humaines exacerbent les risques d'émergence de foyers épidémiques et de pandémies. Les chercheur.se.s commencent à observer une augmentation de l'apparition et de la diffusion de maladies épidémiques (Ebola, Sras, grippe aviaire, COVID-19) dont la transmission passe de l'animal à l'humain (les zoonoses). Il est fort à parier que l'Amazonie pourrait devenir l'un de ces futurs foyers dans les années à venir si l'intrusion destructrice des écosystèmes s'y perpétue.

En plus du désastre environnemental et écologique avec les risques sanitaires et épidémiologiques qu'une telle destruction des écosystèmes représente, la déforestation est un drame pour les habitant.e.s de la forêt. L'Articulation des peuples autochtones du Brésil (APIB) déplore une « tragédie humaine sans précédent » pour les indigènes face à l'arrivée de la COVID-19 dans leurs communautés : « Les populations autochtones font partie des groupes les plus vulnérables à l’avancée de la pandémie et sont privées des conditions nécessaires pour faire face à la maladie. » Pour tenter de s'opposer à l'opportunisme des entreprises qui profitent du coronavirus pour accélérer l’exploitation des ressources négligeant les risques de santé des autochtones, différentes instances locales s'organisent soutenues par des organisations internationales. Ainsi, le Plan de lutte contre la COVID-19 au Brésil est prévu pour mettre en place des actions locales et régionales et permettre une mise en réseau des communautés en résistance. Cependant, la défense des droits humains devient une tâche ardue face au lobby des grands propriétaires, d'autant plus dans des communautés rurales lutant pour l'accès à la terre et la souveraineté alimentaire. Les menaces, les expulsions et les assassinats de représentant.e.s autochtones et activistes politiques sont en nette hausse.

Dans ce contexte, comment envisager les mois à venir alors que la liste des victimes s'allonge de jour en jour ? Face à cette énième crise, comment assurer les besoins de base et la sécurité alimentaire des plus précaires dont le quotidien est déjà confronté à cette réalité ?

Menace de l'inaction politique sur la sécurité alimentaire


Dans un discours du 9 juin 2020, António Guterrez, secrétaire général des Nations-Unies alertait sur les dangers qui pèsent sur la sécurité alimentaire globale : « Si aucune mesure immédiate n'est prise, il est de plus en plus évident qu'il existe une urgence alimentaire mondiale imminente qui pourrait avoir des répercussions à long terme sur des centaines de millions d'enfants et d'adultes. Cette année, près de 49 millions de personnes pourraient tomber dans l'extrême pauvreté en raison de la crise Covid-19. [...] Même dans les pays où la nourriture est abondante, nous constatons des risques d'interruption de la chaîne d'approvisionnement alimentaire. »

Les plus exposé.e.s face à la famine, la malnutrition et l'extrême pauvreté sont en première ligne et voient leur situation se dégrader.

Un rapport de l’IPES affirme qu’ « [a]vant la crise du COVID-19, 820 millions de personnes souffraient déjà de sous-alimentation, tandis que 2 milliards de personnes étaient touchées par l'insécurité alimentaire. Des millions de personnes vivent également dangereusement proches du seuil de pauvreté : elles ne disposent pas des moyens physiques et économiques pour se procurer de la nourriture compte tenu de l'isolement social, des restrictions de mouvements, des interruptions de l'approvisionnement, de la perte de revenus, et même de hausses de prix relativement modestes. » Les personnes les plus discriminées (les femmes, les indigènes, les noir.e.s, les travailleur.se.s informel.le.s, les migrant.e.s...) voient les inégalités dans le monde professionnel renforcées et sont d'autant plus vulnérables au manque d'accès alimentaire.

L'exemple des favelas brésiliennes cristallise ces inquiétudes avec un risque de propagation du coronavirus qui renforce la précarité de ses habitant.e.s. Aux fortes inégalités déjà présentes d'accès à des services de santé et à des logements décents s'ajoute une hausse de la précarité alimentaire notamment pour les travailleurs et travailleuses informelles (plus de 50% des salarié.e.s) qui se retrouvent la plupart du temps sans revenus suffisants, accentuant les difficultés d'accès aux besoins de bases comme l'alimentation. Bien que « 65 millions de brésiliens ont pu bénéficier de l'aide d'urgence » souvent jugée insuffisante, « 2,8 millions de personnes ont perdu leur emploi depuis mai et parmi eux 2,4 millions étaient des travailleurs informels ».[6]

Autres victimes de la crise : les jeunes, que la contamination au Brésil n'épargne pas. Les fortes inégalités sociales et économiques systémiques présentes dans le pays modifient les profils des personnes décédées du coronavirus en comparaison à des pays dont le système de santé reste accessible. Parmi les victimes, même si l'on dénombre majoritairement des personnes âgées, les classes d'âges plus jeunes sont plus touchées que dans certains pays. Au 17 juin, « 95% des morts du coronavirus ont plus de 60 ans dans des pays comme l’Italie ou l’Espagne » contre 69% au Brésil. Plusieurs spécialistes brésilien.ne.s interrogés par RFI imputent cette différences à plusieurs facteurs : une "pandémie d'obésité" (60% de la population selon le gastro-chirurgien Eduardo Grecco) qui renforce les risques pour la santé, une proportion de la population plus jeune que dans certains pays européens, mais aussi des profils socio-économiques précaires de la jeunesse dont la majorité vit dans des milieux très densément peuplés comme dans les favelas, où les jeunes sont très présent.e.s.


Les éléments exposés ici tendent à démontrer que les problèmes d'alimentation sont à prendre au sérieux dans l'analyse de la crise et de l'exposition des personnes mortes de la COVID-19. Encore une fois, ce sont les plus précaires qui en payent l'addition : pas de ressources financières suffisantes, une consommation alimentaire moins équilibrée (entre autres de produits industriels ultratransformés mais apparemment moins chers) faute d'accès suffisant à une nourriture saine, renforçant ainsi les risques de santé et la vulnérabilité face aux pathologies, elles-mêmes accrues par le manque d'accès aux services de santé. Est aussi évoquée, enfin, l'influence de Jair Bolsonaro par sa communication qui incite ses partisan.ne.s aux rassemblements en minimisant les risques de contagion.

Au-delà de l'accès à la nourriture se pose la question du niveau de qualité dans le choix (quand il est possible) des aliments. Les pratiques alimentaires, les modes de production et d'accès à des aliments sains deviennent des enjeux centraux pour limiter les risques de mort.e.s et faciliter la gestion de crises sanitaires majeures. Le cas français a démontré l'impact qu'une telle pandémie peut avoir sur les systèmes alimentaires avec toutes les conséquences économiques, logistiques, sanitaires et sociales que cela implique sur l'agroalimentaire. Qu'en est-il de l'autre côté de l'Atlantique, chez l'un des pays poids lourds du secteur ?


 

Pratiques alimentaires dans les foyers : une adaptation complexe


Les données récoltées pour le moment ne sont pas suffisantes pour avoir une vision assez claire de possibles changements des pratiques alimentaires dans les foyers brésiliens. Néanmoins, l'apparition de certains comportements, sans en faire de généralités sont à souligner.

Santé et défenses immunitaires : le choix d'une alimentation de qualité

Un florilège de vidéos de nutritionnistes et de médecins sont apparues ces derniers mois sur les réseaux. Elles vantent les bienfaits de certains aliments sur la santé et vont même jusqu'à « vendre » leur pouvoir immunitaire face aux maladies et au coronavirus. Si ces vidéos n'attestent en rien d'une découverte ni d'une recette miracle, elles rappellent néanmoins en faisant la promotion de produits riches et diversifiés qu'une alimentation de qualité prévient des risques de maladies. Et c'est en cela que réside tout l'enjeu de l'accès à ces aliments. Les personnes les plus pauvres n'ont pas toujours les moyens de s'en procurer en diversité, qualité ou quantité suffisante, et sont de fait plus exposées à des risques de santé dus à cette mauvaise alimentation. Elles sont d'autant plus vulnérables en temps de crise sanitaire : « [u]ne étude au Royaume-Uni a révélé que 76,5% des patients atteints du coronavirus dans un état critique sont en surpoids. Les maladies liées à l'alimentation ont une étroite corrélation avec la pauvreté »[7]

Dans cette lignée, certaines organisations de défense d'une production alimentaire agroécologique réaffirment que la valeur nutritionnelle des aliments issus de l'agroécologie est supérieure aux produits conventionnels. « Les haricots biologiques contiennent 75 % de fer en plus que les haricots conventionnels, car comme ces derniers sont traités avec un produit toxique, l'urée, ils poussent plus vite et n'ont pas le temps d'avoir les minéraux nécessaires », explique Debora Varoli, dirigente du Mouvements des Petits Agriculteurs (MPA) à Ametista do Sul (Etat de Rio Grande do Sul), suite aux dons de fruits et légumes des producteur.rice.s à un hôpital de la région début juin. « Tous les agriculteurs qui ont fait cette première donation ont leurs propriétés certifiées biologiques », précise-t-elle. Ces revendications se sont intensifiées dès les premiers mois de la crise sanitaire par l'appel le 30 mars, de la Via campesina associée à diverses organisations paysannes et de solidarité dont le MPA. L'engagement n°2 exige notamment de "[s]timuler la production d'aliments agroécologiques, en particulier les immunostimulants - tels que le gingembre, le safran, la propolis, le citron et l'ail -, maintenir l'offre de denrées alimentaires à des prix abordables et développer des actions visant à l'approvisionnement alimentaire populaire des populations urbaines." Le slogan de cette inter-organisation : "En temps de crise : défense de la vie, la solidarité, l'organisation et la lutte !"

L'isolement et la crainte de la contamination modifient certaines habitudes alimentaires

Certains témoignages attestent d'une méfiance ou du moins d'une attention plus aigüe sur la provenance et le type de denrées en pleine pandémie. « En cette période de pandémie, ma famille a choisi, par prévention, de ne consommer que des aliments préparés à la maison. Les repas contiennent au moins deux types de légumes, des haricots ou des lentilles, du riz et un type de protéines », déclare une consommatrice de Residência (Rio de Janeiro, le 29 avril dernier). Les considérations de précautions alimentaires qui priment ici visent non seulement à équilibrer les repas mais aussi à limiter les contacts extérieurs pouvant accroître les risques de contamination. Mais ces changements de consommation ont d'autres répercussions. Cette même consommatrice explique que « les aliments préparés dans les restaurants peuvent contenir plus de graisse ou des éléments qui favorisent le gonflement, comme le bicarbonate de soude, et une fois que nous avons cessé d'en consommer, nous avons obtenu une réduction de poids. Je n'avais pas l'habitude de grignoter, mais j'ai inclus du pop-corn et du pain au fromage faits maison dans le goûter. Au dîner, nous avons pris un repas similaire à celui du déjeuner. » (consommatrice, Residência, RJ, 29/04/20).

De nouveaux substituts apparaissent dans les régimes alimentaires, au nom de l'immunité. « Mon régime alimentaire n'a pas changé, j'ai juste ajouté du Vita, C, D, du magnésium, de l'huile de noix de coco... sous forme de capsules, pour améliorer l'immunité. » Pour cette consommatrice la défiance envers certains aliments s'est vue renforcée. Elle privilégie une « alimentation de la manière la plus naturelle possible, en évitant les produits industrialisés. » (à la maison, 28/04/20). Une fois de plus, on observe chez ces consommatrices une volonté de contrôle sur la provenance et la composition des repas, souvent dans le cadre familial. La consommation de la production de la maison ou la constitution de réserves sont parfois citées pour des raisons de sécurité sanitaire aussi dues aux déplacements limités dans la période confinement. Cela se concrétise dans certains foyers par l'autoproduction d'une partie de leurs aliments : « Résidence d'une famille de quatre personnes. L'espace dispose d'un potager et d'arbres fruitiers. [...] La plantation est destinée à la consommation familiale. » (consommatrice, Residência, RJ, 30/04/20). Une habitude similaire pour Luiz, en isolement chez lui avec deux autres personnes dont une femme de 87 ans. Leur « nourriture est entièrement produite à la maison, à part quelques exceptions, des haricots avec du riz » (B. Paraíso, 30/04/20)

Certains foyers prévoient même de la conservation comme l'une des consommatrices répondantes qui « congèle des aliments prêts à l'emploi » (Largo dos Leões, Humaitá, RJ, 15/05/20). Mêmes observations chez un acheteur de la Rede Ecológica[8] de Rio qui anticipe une réserve de nourriture : « [e]n ce qui concerne l'utilisation, tout ce qui est possible de congeler pour en profiter tout au long du mois est fait par moi, car l'achat avec la Rede se fait une fois par mois, il faut donc planifier cette consommation. La nourriture est utilisée par moi. C'est moi qui utilise la nourriture la plupart du temps, mais parfois, mes parents aussi la consomment. » (São João de Meriti/RJ/BRA, 7/06/20).

Une sensibilité pour des modes de consommation engagés : l'utilisation des circuits courts réaffirmée durant la pandémie

Les profils des témoignages recueillis via l'enquête montrent des mangeurs et mangeuses sensibles voire militant.e.s (même si pas forcément représentatif.ve.s de la population) pour qui consommer la nourriture s'inscrit dans des pratiques déjà bien ancrées. Un consommateur confiné avec sa femme et sa fille depuis le 17 mars note sa « [p]référence dans la mesure du possible, à l'achat de fruits et légumes biologiques ainsi que d'autres aliments. » (Volta Redonda, 02/05/20). Le bio et les circuits-courts sont aussi mis en avant comme avec cette « [c]onsommatrice de la Rede Ecológica, [qui] privilégie l'alimentation biologique. Exceptionnellement, j'achète des produits en dehors de la chaîne dans un magasin proche de la résidence » (consommatrice de Largo dos Leões, Humaitá, RJ, 15/05/20).

Un autre consommateur de la Rede conforte cette importance des circuits-courts : « L'achat collectif de produits de la Rede Ecológica joue un rôle fondamental dans ma vie. Ma base alimentaire, environ 80%, provient de la Rede, par le biais du groupe du quartier de São João de Meriti qui fonctionne dans le CAC, explique-t-il. L'ensemble du processus, de la plantation par les agriculteurs dans différentes régions du Brésil à mon assiette, revêt une importance énorme, surtout en cette période de pandémie. Ce constat était déjà observé depuis longtemps, mais il est maintenant possible de comprendre encore plus profondément tout ce processus que la Rede a commencé il y a 18 ans ». Ici, les revendications vont bien plus loin. Elles revêtent une analyse systémique de la production et l'approvisionnement en nourriture biologique et de leurs limites environnementales : « Les origines des produits sont diverses, il y a de nombreux États impliqués, évidemment nous avons de nombreux produits de Rio de Janeiro, cependant, d'autres sont lointains, et cela a un impact environnemental ». Mais cette importation reste selon lui nécessaire car leur « qualité est biologique et respectueuse des animaux » (São João de Meriti/RJ/BRA, 7/06/20).

Ces initiatives, même minoritaires sont toutefois à souligner dans un Brésil où le modèle d'agrobusiness industriel et dominé par l'exportation est un frein au développement de production intégrée dans une économie locale et plus respectueuse des milieux naturels.


 


Une mobilisation des producteur·rice·s et des consommateur·rice·s face à l'urgence

Adaptation de l'approvisionnement dans l'urgence en fruits et légumes face à la perturbation de circuits habituels.

Dès les premières semaines de la crise, nombre de producteurs et productrices ont dû rapidement s'adapter pour assurer la distribution de leur production, chamboulée par le virus. Les réseaux de vente directe ou de circuits courts vers les consommateurs et consommatrices finales étaient au Brésil relativement peu développés, en comparaison avec la politique d'achat institutionnel pour l'approvisionnement des cantines. Les ventes directes se sont beaucoup développées : que ce soient par les livraisons de paniers (livraison de façon collective ou en taxi à domicile, ou récupération en lieu de vente directe), la vente sur les marchés, voire à la ferme. Beaucoup de producteur.rice.s ont organisé leur système de commandes par réseaux sociaux (whatsapp surtout) et le bouche à oreille a fait le reste. Enfin, une partie de l'écoulement de la production s'est faite via des achats d'ONG ou d'organisations locales qui ont disponibilisé des fonds pour acquérir des aliments frais et les distribuer à des populations en situation d'extrême vulnérabilité sociale afin que ces dernières puissent s'alimenter correctement durant la pandémie.

Certains témoignages recueillis via l'enquête « Comer nos dias do coronavirus », malgré un nombre de réponses très restreints (20 témoignages) pour permettre une représentativité suffisante, montrent quelques tendances confirmées par les reportages en immersions auprès des organisations et bénévoles sur le terrain, notamment dans l'Etat de Rio de Janeiro (13 de l'ensemble des témoignages recueillis).

Dans différentes régions, les CSA (Communauté de soutien à l’agriculture)[9] ont permis de répondre à la demande alimentaire en produits bio face à la fermeture de certains marchés locaux. A Manaus en Amazonie, « un groupe de 6 agriculteurs fournit directement au moins 80 familles de consommateurs qui paient à l'avance les produits de verdure et les fruits de saison, en partageant les risques et les bénéfices et en se partageant également la récolte. La demande en produits biologiques s'est rapidement développée dans cette région, si bien qu'un deuxième CSA a été mis en place après que quelques marchés d'agriculteurs aient été fermés parce qu'ils ne pouvaient plus occuper les espaces en plein air ou les espaces institutionnels/privés. La CSA, avec beaucoup de force parmi nos membres, a donc maintenu son fonctionnement et ses points de ramassage hebdomadaires, en suivant de nombreuses règles de restriction en raison de la covid 19, ce que les marchés normaux ne peuvent pas offrir. » (Manaus, 4/04/20). Un autre témoignage de Brasilia fait le même constat sur les changements soudain de la demande dans cette autre grande région urbaine : « Pendant la pandémie, les habitants de la région appelée Plano Piloto, en plein centre-ville de Brasília, ont commencé à commander beaucoup plus souvent des produits alimentaires frais, provenant directement de fermes familiales ou d'entreprises qui fournissent des produits biologiques. » (Plano piloto de Brasilia, 29/04/20).

A Rio le réseau de consommateur.rice de la Rede Ecológica s'est aussi interrogé sur le maintien des modes et lieux de commercialisation en début de crise sanitaire. « Lorsque la crise a commencé, chaque groupe s'est demandé s'il fallait continuer ou arrêter d'acheter de cette manière, en raison du danger potentiel d'être infecté. Tous les groupes ont choisi de continuer à acheter via la Rede Ecológica, comprenant qu'il est beaucoup plus sûr de retirer ses achats dans un endroit semi-ouvert que d'aller au supermarché, un endroit complètement fermé et avec un plus grand potentiel d'infection. », explique Julie, membre et consommatrice de la Rede. Le système d'organisation du réseau par la distribution alimentaire autogérée des consommateur.rice.s a permis de préserver son fonctionnement en respectant les nouvelles contraintes. « Chaque groupe (organisés par quartiers) de la Rede Ecológica compte environ 25 familles (paniers), soit un total de quelque 270 familles dans la ville de Rio de Janeiro. [...] Pour s'adapter à la pandémie chaque groupe a développé des stratégies. Dans le cas du groupe de Santa Teresa, les paniers ont été organisés en équipes et en horaires. Au lieu d'être libre de ramasser les paniers dans la matinée du samedi, des horaires précis par petits groupes sont proposés. Les gens portent des masques et l'espace d'accueil propose du gel hydroalcoolique. » (membre de la Rede Ecológica, RJ, 28/04/20).

Alors que certains marchés fermaient d'autres ont pu être maintenus grâce à l'approvisionnement de l'agriculture familiale locale comme l'explique Flaviano, conseiller technique agricole dans l'Etat de Rio de Janeiro : "Les marchés sont devenus un espace de commercialisation important pour l'agriculture familiale et une grande opportunité pour les consommateurs d'acheter des produits de qualité. » (Conceição de Macabu – RJ, 26/04/20).

  • Voir aussi : Mapa de feiras orgânicas, la carte qui recense les initiatives pour bien se nourrir pendant la pandémie (lieu et modalité de vente selon les villes).

D'autres alternatives ont été intensifiées de par les difficultés d'accès à des denrées de base de qualité tout en limitant les risques sanitaires : à Rio, le Mouvement des Petits Producteurs (MPA) et le Mouvement des Sans Terre (MST) est passé de 200 à 1400 paniers de produits agroécologiques en livraison à domicile en partenariat avec les taxis du quartier.

Apparition et renforcement de nombreuses actions de solidarité alimentaire

L'arrivée de la COVID-19 dans un contexte d'abandon dans sa gestion d'une grande partie de la classe politique brésilienne a fait naître ou se renforcer les solidarités. La société civile et les organisations de solidarité et de producteur.rice.s ont été en première ligne pour permettre à ces initiatives de répondre à l'urgence alimentaire.

Dans différentes localités du pays les dons se comptent en tonnes d'aliments. L'action de solidarité de paysan.ne.s Sans Terre du Paraná a par exemple permis de rassembler 5 tonnes d'aliments pour plus de 500 familles (un total de 90 tonnes dans tout l'Etat depuis le début de crise jusqu’au 12 mai). L'organisation réaffirme le soutien des paysan.ne.s Sans Terre aux familles des quartiers périphériques exclues de l'économie par la crise même dans l'achat de produits de base tels que les haricots et le riz. L'assentado[10] Vilmar Moreira témoigne : « C'est avec une grande satisfaction que j'apporte ces aliments de la ferme. J'ai eu très faim dans ma vie et je sais ce que c'est que de n'avoir rien à mettre dans la marmite, et aujourd'hui je me trouve dans la condition d'aider les gens ». Le mouvement rappelle que ces dons permettent d'offrir une variété d'aliments : « des haricots, du manioc, des pommes de terre, des citrouilles, du maïs, des légumes et d'autres produits frais. Le tout planté, cultivé, récolté et rangé par les familles sans terre, avec le soutien de la Coopérative de crédit rural des petits agriculteurs et de la réforme agraire du Centre-Ouest du Paraná, Crehnor ». Dans l'Etat du Rio Grande do Sul ce sont 170 kg d'aliments (riz, haricots, miel, farine de maïs, manioc, patates douces, fruits, légumes divers) de paysan.ne.s du MPA qui ont été le 4 juin, offerts au personnel hospitalier de Ametista do Sul dans la continuité de l'action déjà inscrite dans la campagne nationale du MPA, « Mutirão Contra a Fome » (Coup de main contre la faim).

Au-delà de ces gestes de solidarité pour répondre au court terme, différentes campagnes ont été lancées dans le but de rassembler et pérenniser ces actions de solidarité. Ainsi le 5 juin, le MST lançait le Plan d'Urgence de Réforme Agraire Populaire. Dans un entretien, Kelli Mafort, représentante de la coordination nationale du MST revendique des changements systémiques : « La réforme agraire populaire et les mesures d'urgence de cette réforme sont un moyen efficace pour nous de répondre à ces besoins humains, tant en termes d'accès au travail, à la nourriture, au logement, mais surtout à la vie. Les travailleurs sans terre comprennent que nous sommes dans une situation de lutte pour la défense de la vie, nous vivons dans un système qui nous tue de différentes manières, et ces différentes formes sont également liées à cette caractéristique de la crise du capital. » La campagne repose sur quatre piliers : terre et travail, productions d'aliments sains, protéger la nature l'eau et la biodiversité, des conditions de vie décente dans les campagnes. Selon elle, les actions menées sont essentielles afin d'assurer la résilience alimentaire des populations pour les années à venir. Kelli Mafort insiste sur la nécessité de diversifier les actions « autour de la préservation de l'environnement, telles que la plantation massive d'arbres et la production d'aliments agro-écologiques, en soulignant que la réforme agraire est fondamentale pour assurer l'approvisionnement des grandes villes en aliments sains à des prix abordables. »

La campagne Vamos precisar de todo mundo (Nous aurons besoin de tout le monde) du Frente Brasil Popular (Front Brésil Populaire) et du Frente Povo Sem Medo (Front Peuple Sans Peur) présageait déjà des dynamiques de solidarité engagées par les mouvements paysans pour « combattre la pandémie de la faim ». Dès le mois de juin le MST affirmait avoir déjà distribué plus de 600 tonnes d'aliments. Ce sont ainsi plus de 40 000 paniers de base qui ont été donné dans les quartiers périphériques des grandes villes.

Les liens entre les milieux urbains et les campagnes sont d'autant plus essentiels dans l'approvisionnement alimentaire en période de crise. O Campo e a Favela de Mãos Dadas (La campagne et la favela se donnent la main) de la Rede Ecológica est une campagne qui a permis au réseau de consommateur.rice.s de mettre en place les mesures d'hygiène nécessaires tout en maintenant les livraisons de paniers, assurant la continuité des activités des producteur.rice.s partenaires. Des actions d'ampleur ont également été organisées en soutien à des organisations de solidarités notamment auprès des habitant.e.s des favelas. Ce mouvement a finalement dépassé les frontières brésiliennes avec l'appui d'association partenaires en Suisse (Bem Vindo) et en France (AMAR -Acteurs dans le monde agricole et rural) qui ont pu collecter plusieurs dizaines de millier de reais en relayant la campagne de dons dans leurs réseaux de solidarité européens.

La multiplication des actions de solidarités peine pourtant à affronter les crises cumulées. Les confrontations politiques, les repressions des minorités, des paysans, des consommateurs précaires s'intensifient et l'hécatombe en cours a rendu incertain l'avenir du pays. Les témoignages et les alertes se multiplient pour dénoncer la gestion de la crise, toujours plus complexe, où les actions d'intérêt collectif ont du mal à faire plier l'obstination d'un pouvoir autoritaire.

 

Les services publics de l'Etat pendant la pandémie et la réorganisation des programmes d'achats alimentaires publics


La forte mobilisation de la société civile et des organisations de solidarité, bien qu'exceptionnelle, ne suffit pourtant pas à répondre à l'ensemble des besoins quotidiens. Malgré son manque d'engagement, la pression sur l'Etat a tout de même permis de débloquer un dispositif d'aide d'urgence intégré à la loi, une aide financière du gouvernement de R$ 600 (environ 110 €) par personne et R$ 1200 par famille « pour minimiser les dommages sociaux causés par la pandémie de Covid-19 ». Néanmoins, Stéphane Guéneau, spécialiste des politiques publiques au Cirad[11] et Catia Grisa, chercheuse à l'Université du Rio Grande do Sul émettent des doutes sur l'efficacité de ces aides face aux dysfonctionnements systémiques. Ils expliquent que dans « un pays où 13,5 millions de personnes sont dans une situation d’extrême pauvreté (moins de 1 dollar par jour), toute chute brutale des revenus dans le secteur informel [40% des travailleurs] entraîne une recrudescence rapide du problème de la faim. » L'application (le 7 avril) et la mise en œuvre (le 9 avril) tardive du décret, sans parler des contraintes d'accès des plus précaires et des populations rurales aux moyens techniques et aux services sociaux pour effectuer les démarches, ont empêché les candidat.e.s d'en bénéficier assez tôt, les obligeant ainsi à retourner travailler et risquer d'être contaminé.e.s. Dans ces conditions, des organisations de solidarité prennent le relai et tentent de se substituer aux services de l'Etat. Ainsi, en plus des dons de nourriture, la campagne Periferia Viva, par exemple, a fait des donations pour aider les femmes victimes de violence pendant l'isolement social, et a également guidé les travailleur.euse.s sur la façon d'accéder à cette aide d'urgence.

Face aux manques des pouvoirs publiques, plusieurs organisations, acteurs et actrices locales s'organisent mais réclament des moyens et une mise en œuvre de mesures des institutions. C'est notamment le cas concernant la réattribution de denrées alimentaires normalement dédiées à la restauration collective, paralysée suite à la fermeture des écoles. José Arimathéa, ancien élu de Pinheiral (Etat de Rio de Janeiro), déplore la perte de l'espace de commercialisation des petites production rurales biologiques qui non seulement fournissent le marché bio, mais aussi le déjeuner scolaire en contrat avec les écoles. Il ajoute néanmoins que ces producteur.rice.s « ont été mobilisés pour une commercialisation par téléphone via les réseaux sociaux, avec des livraisons à domicile pour faciliter le flux de production. » (Pinheiral, RJ, 23/03/20). Observation partagée par un agent de développement de Volta Redonda (RJ) concernant le Programme Nacional d'Alimentation Scolaire (PNAE) dont « la livraison des biens contractuels est donc compromise, et bien qu'un contrat ait été signé, cela ne garantit pas que les agriculteurs recevront la valeur du contrat, puisque d'autre part les biens n'ont pas été livrés ». Il pointe également les impacts de l'inaction politique sur le manque d'accès de certaines populations précaires à une alimentation de qualité : « [d]ans certaines villes, de nombreux étudiants reçoivent des paniers contenant des produits alimentaires (industrialisés), mais en raison du manque de volonté administrative et politique des responsables des municipalités, les produits de l'agriculture familiale n'entrent pas dans ce processus ».

Dans l'appel publié par la Via Campesina en mars 2020, les organisations signataires réclament une prise de position « de défense de la vie, de solidarité, d'organisation et de lutte ». L'une de ses réclamations concerne justement la « [p]roduction et fourniture de denrées alimentaires populaires » afin d'étendre les programmes alimentaires (PNAE/PAA- Programme d'Achat Alimentaire) en s'adaptant aux contraintes de la crise sanitaire.

Le frein que représente ce manque de volonté institutionnelle est confirmé par le CIRAD. Les chercheur.se.s affirment que des solutions aux niveaux local et régional sont possibles et ont déjà fait leur preuve dans la prise en charge par les pouvoirs publics de l'approvisionnement alimentaire. Les chercheur.se.s expliquent que des « mesures d’urgence complémentaires pourraient être impulsées au niveau fédéral, à l’image de ce que le Gouvernement de l’état du Maranhão a mis en place avec succès : achat public de produits de l’agriculture familiale pour composer des colis alimentaires à distribuer directement chez les habitants, pour les plus pauvres, et dans des restaurants populaires, afin que les sans domicile fixe puissent les récupérer facilement. » (S. Guéneau & C. Crisa, 2020)

Dans cette continuité, les organisations signataires de l'appel (cf. Via Campesina ci-dessus) réclament le renforcement de ces mesures permettant non seulement de subvenir aux besoins des consommateur.rice.s dans le besoin tout en sécurisant l'activité des producteur.rice.s et du secteur de la petite agriculture (voir réclamation n°3 en annexe).

Cependant, malgré une situation qui a mis en grande difficulté les systèmes alimentaires pointant les incohérences de leur fonctionnement jusqu'alors, on peut toutefois voir apparaitre les débuts ou le renforcement d'initiatives alternatives, principalement au niveau des gouvernements locaux. A Rio, le gouvernement local a approuvé une loi (Lei nº 8.841 de 21 de maio de 2020) en faveur de l'autorisation l'achat différencié de produits auprès de producteur.rice.s spécifiques, sous trois conditions (article 1) : l'état d'urgence ou de calamité officiellement reconnue des producteur.rice.s ; des produits provenant de l'Etat de Rio ; des ventes par les agricultrices et agriculteurs familiaux de leur propre production agro-écologique, bio, pêche artisanale, production extractiviste (pour les communautés quilombolas, indigènes ou caiçaras). L'article 2 de la loi évoque même la possibilité d'une application de ces mesures à plus long terme dans les politiques publiques avec la participation de la société civile. A noter qu'une démarche similaire est déjà engagée à São Paulo depuis quelques années. Le Programme Paulista d'Agriculture et d'Intérêt Social (PPAIS) s'inscrit dans le programme « Cultiver les entreprises », lancé en 2012 par le gouvernement de São Paulo, émanant d'un partenariat entre le Secrétariat de la justice et de la citoyenneté et la Fondation de l'Institut de la terre de l'État de São Paulo (Itesp). Ce programme vise par l'achat public d'aliments par l'Etat, à fournir des structures comme les hôpitaux, les prisons, les universités... en produits sains, soutenant ainsi la paysannerie locale.

Difficile de dire si la crise sanitaire et les risques alimentaires qu'elle renforce vont faire bouger les lignes. Des premiers signes apparaissent toutefois au niveau fédéral à l'instar de la loi « Assis Carvalho », ratifiée à l'unanimité par le sénat brésilien le mercredi 5 août 2020. Il s'agit d'un Plan d'Urgence à L'Agriculture Familiale en soutien aux producteur.rice.s affecté.e.s par la crise du coronavirus. Reste à savoir si une fois la crise passée face à un horizon plus qu'incertain, les paroles se concrétiseront en actes afin de permettre aux paysan.ne.s de fournir une alimentation saine à l'ensemble de la population dans un pays où le lobby agroindustriel garde encore la plus grosse part du gâteau, soutenu par une présidence bien déterminée à faire passer l'économie du pays, avant la santé et le bien-être de ses habitant.e.s.


 

"E depois da pandemia ? Reinventar o futuro"

Le Brésil vit aujourd'hui une situation qui va bouleverser le pays, transformer en profondeur ses institutions et marquer durablement ses habitant.e.s. Les répercussions, même si elles ne sont pas encore toutes connues, offrent une opportunité voire imposent la nécessité de réinventer de nouveaux modèles économiques, politiques, sociaux, agricoles... Mais la capacité d'adaptation démontrée par les ONG, les organisations paysannes, la société civile et les personnes engagées dans la lutte contre les différentes crises et répressions suffira-t-elle pour absorber les chocs ? Et si oui, à quel prix ?

"toda crise é feita de muitos riscos e umas poucas oportunidades"

("toute crise est faite de nombreux risques et de peu d'opportunités")

Lorsqu'Arilson Favareto, sociologue et chercheur au Cebrap (Centre brésilien d'analyse et de planification) publie dans Estadão, « E depois da pandemia ? Reinventar o futuro » (Et après la pandémie ? réinventer le futur), il constate non sans étonnement, un rapprochement des économistes libéraux.les et hétérodoxes sur la gestion humanitaire de crise à court terme. Cependant, l'entente apparait selon lui moins certaine sur le plus long terme dans la pérennisation de mesures d'urgence comme par exemple l'attribution d'un revenu minimum élargi, qui suscitent des désaccords majeurs.

Comme l'explique Favareto, « toute crise est faite de nombreux risques et de peu d'opportunités ». A contre-pied de l'opportunisme renforçant le système inégalitaire illustré auparavant (politique, économique, colonialiste...) incarné par le gouvernement brésilien et ses soutiens, pour le sociologue « l'opportunité consiste à aller au-delà d'une simple tentative de retour à la normale, ce qui dans le cas brésilien serait peu, et serait mauvais ». Il invoque la nécessité de recentrer les préoccupations de l'après coronavirus sur la question sociale, car selon lui « la réponse ne passera pas par des formules toutes faites mais par un nouveau contrat social ». Et d'ajouter qu'il faudra des mutations systémiques et non pas des réformes de surface pour sortir d'un système basé sur la production et la consommation, sans considérer le bien-être social. Pour Favareto l'élargissement des droits à la santé ou l'éducation par exemple est une condition sine qua non à la capacité d'un État de s'adapter aux crises à venir.

En ce sens, la question agricole et alimentaire reprend toute sa dimension politique. Andrea Stocchelo, coordinateur à la Fédération Focsiv affirme que le droit à l'alimentation nécessite de « garantir le droit à la terre, ne pas être contraint à une urbanisation forcée et ne pas avoir à dépendre de l'aide. Le droit à la terre, à l'éducation, à la santé, préfigurent un système de droits qui garantit par conséquent le droit à l'alimentation. Sinon, tout est délégué aux aides d'État, à la charité dans un sens moindre, ou au marché. »[12]

Ces changements passeront donc par une rupture avec le modèle agricole du siècle dernier, la destruction environnementale, la paupérisation du travail, la technologie et l'industrialisation à outrance. La dépendance au modèle exportateur, bien qu'ayant permis l'ascension économique internationale du Brésil, est également une source de risque. Pour Favareto, une « nouvelle économie moins concentrée, fondée sur la connaissance et des modes d'utilisation des ressources naturelles innovantes, est non seulement possible, mais nécessaire dans un contexte de changement climatique mondial et d'explosion des inégalités. Une approche beaucoup plus large que ce qui est souvent suggéré et une polarisation limitée entre les dépenses et l'austérité ».

Quelles responsabilités des Etats et autorités internationales ?

Renforcée par ces derniers évènements, la question alimentaire basée jusqu'alors sur ce système de latifundias, l'expansionnisme et l'exportation guidé par le marché s'en trouve déstabilisée. En déclarant vouloir sortir de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS), le président Bolsonaro pensait faire un premier coup d'éclat et montrer son autorité aux instances internationales en niant l'importance de la crise sanitaire. Mais qu'en sera-t-il des risques de ruptures dans le secteur économique et commerciale international ? Quels impacts sur le modèle agricole sont à envisager ?

Jair Bolsonaro, au-delà des conflits politiques brésiliens a provoqué des tensions diplomatiques fortes avec certain.e.s homologues internationaux. Et le jeu pourrait bien coûter cher au premier pays exportateur mondial de soja, de viande bovine et de volailles. Les menaces économiques sur l'agroindustrie brésilienne tendent à se renforcer avec la perte de ses alliés commerciaux internationaux stratégiques suite à des attaques à l’encontre du président de plus en plus virulentes. Le 26 juillet, plus de 60 syndicats et organisations ont déposé devant la Cour Pénale Internationale (CPI) de La Haye, une plainte pour crime contre l'humanité à son encontre. Cette accusation qui fait suite à la dénonciation de son inaction politique dans la gestion de crise pourrait affecter de manière durable sa crédibilité et sa légitimité. D'autre part, le 20 juillet, la Coalition Solidarité Brésil composée de 18 organisations de solidarité internationale signait une tribune pour appeler au boycott des négociations commerciales avec Bolsonaro. La campagne « Le Brésil Résiste, Lutter n’est pas un crime » lancée en mai par la Coalition vise à informer et relayer les différentes actions des populations victimes du non-respect des droits humains et environnementaux. De plus en plus de voix s'élèvent face au gouvernement brésilien. Les organisations précisent qu'à Bruxelles, le vote d'un projet de légalisation de la déforestation de l'Amazonie « a été décalé une première fois après que des parlementaires allemands ont interpellé leurs homologues brésiliens sur l’impact environnemental d’une telle loi. » L'appel explique notamment que les États européens ont les leviers et le pouvoir nécessaire de faire pression sur des multinationales comme Vale (groupe minier) ou Electrobras (électricité) à l'instar de la Norvège, qui a durci sa politique d'investissements au Brésil en bloquant en août dernier 30 millions d’euros du Fonds normalement dédiés à la protection de la forêt amazonienne. Par ailleurs des mouvements comme le Collectif citoyen Gilets Verts en appelle au boycott des produits issus de l’agrobusiness brésilien.

Le boycott commercial d'organisations comme L'Union Européenne et ses institutions politiques comme contestations de la gestion de crise sanitaire, du non-respect des droits humains et du désastre environnemental est décisif pour espérer un impact d'ampleur. Mais derrière les voix d’insurrections de quelques élu.e.s européen.ne.s, le parlement votait à la même période un traité de libre-échange avec le MERCOSUR (Marché commun du Sud) dont le Brésil fait partie. Un tel accord porterait préjudice à une partie de l'agriculture française en important des produits ne respectant pas les normes environnementales et qualitatives européennes (élevages intensifs de méga fermes, produits issus de la déforestation, utilisation d'intrants et d'antibiotiques interdits en UE...) sur des aliments que nos propres paysan.ne.s savent déjà produire. Le manque de traçabilité sur certaines filières alimentaires sud-américaines peut donc amener à un arrivage de produits non conformes sur le marché européen.

Le territoire brésilien compte un nombre important d'initiatives d'accès à une alimentation pour tous de qualité. Leur mobilisation à l'échelle locale a démontré la capacité de résilience dont elles pouvaient faire preuve. Mais à quel prix car, comme le rappelle Andrea Stocchello, la « colonisation et l'invasion du marché ont fragmenté ce système de communautés locales, créant un grand vide. Ce que certaines de nos ONG essaient de faire aujourd'hui, c'est de reconstruire, en partant de la base. Dans ce vide, nous soutenons les possibilités de réponse aux chocs qui viennent de plus en plus de l'extérieur, qu'il s'agisse d'une pandémie ou de gros investissements qui expulsent des communautés ou imposent la monoculture. » Au Brésil, encore plus qu'ailleurs, une amélioration ne sera cependant possible que si les dysfonctionnements majeurs des systèmes alimentaires actuels mis en exergue par la pandémie font l'objet d'une remise en question commune et d'un changement radical des institutions. Face au climat qui règne désormais dans le pays, c'est un défi que la société doit relever, une bataille sociale, politique et environnementale, pour réaffirmer le droit à la terre, le droit à une alimentation de qualité, le droit à la dignité.


 

[3] Institut National de Recherches Spatiales

[4] La mort et la mort, Jair Bolsonaro entre le plaisir et l'ennui, Piauí, Juillet 2020

[5] Panel international d’experts sur les systèmes alimentaires durables

[7] Source : IPES

[8] La Rede Ecológica est un groupe de consommateurs et consommatrices organisé.e.s en mouvement social visant à promouvoir une consommation éthique, solidaire et écologique.

[9] Communautés rassemblant des agriculteur.rice.s et des « coagriculteur·rice·s », comparables aux AMAP

[10] Habitant d'un assentamento, lieu de vie où se sont installés les travailleur.se.s sans terre dans le cadre de la Réforme agraire.

[11] Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement

[12] Focsiv. « La sicurezza alimentare non basta, il cibo richieda una serie di diritti», Luca Geronico, Avvenire.it, martedì 4 agosto 2020


 

Annexe


Réclamation : « 3 - Production et fourniture de denrées alimentaires populaires :


a) Programme spécifique - plan de récolte - pour la production et la fourniture d'aliments agro-écologiques ; expansion de l'approvisionnement alimentaire via le PNAE avec l'utilisation des écoles pour livrer des paniers de nourriture aux familles des étudiants inscrits ; maintien en fonctionnement des restaurants populaires, des banques alimentaires et autres équipements de sécurité alimentaire et nutritionnelle en adaptant des routines et protocoles pour assurer la sécurité des travailleurs et des consommateurs ; Fournir des paniers d'aliments de base à la population des périphéries directement touchées par les politiques de confinement, les aliments étant achetés par l'intermédiaire du PAA ; soutenir et stimuler l'approvisionnement en denrées alimentaires par l'agriculture familiale directement aux consommateurs - livraison ; maintenir les feiras (marchés) libres en fonctionnement en ajustant les horaires et la mise à disposition de stands avec une orientation systématique de la surveillance sanitaire."


b) Maintien de la production et de l'approvisionnement alimentaire en garantissant la fourniture d'intrants de base pour la production agricole et l'élevage, notamment l'alimentation animale sous la coordination de la CONAB ; mise à disposition et débureaucratisation du crédit agricole (promotion, chiffrage et investissement) à taux zéro ; constitution de stocks dans les coopératives et les micro et petites entreprises : fonds de roulement et structure de stockage tels que silos, conteneurs et entrepôts) ; acquisition des excédents non commercialisés à la suite de l'épidémie : attention particulière aux produits horticoles concentrés dans le CEASAS et la chaîne du lait, extension du programme PAA Milk, soutien aux industries pour la transformation et le stockage des produits laitiers tels que le lait en poudre. »


Source : « Via Campesina emite nota marcando posição e orientando organizações frente à crise sanitária, econômica e humana provocada pelo Coronavírus », mars 2020, https://mpabrasil.org.br/noticias/notaviacampesina/



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