par Pauline Beaumont, École Normale Supérieure, Paris
L’épidémie de Covid-19 a eu un lourd impact sur nos habitudes, notamment
sur notre alimentation et approvisionnement. Les commerçants et les
habitants de la petite commune bretonne de Plougonvelin (Finistère)
racontent leur expérience, et ses conséquences sur leurs perceptions de
leur environnement. Résultats d’une étude locale, reflétant les
implications concrètes des directives nationales sur un système
alimentaire urbain, et sur le quotidien et l’état d’esprit de personnes
confinées.
Pauline Beaumont est élève à l’École Normale Supérieure de Paris. Elle
réalise cette étude pour le Centre de formation sur l'environnement et la
société (CERES).
Ce texte n'engage que son auteur et pas l'ensemble du collectif qui rédige les bulletins.
L'épidémie de Covid-19, qui sévit en France depuis le mois de janvier 2020, a entraîné la prise de mesures sanitaires sans précédent. Du 17 mars au 11 mai 2020, la population a été « confinée », c’est-à-dire que tous les déplacements sur le territoire ont été limités, et devaient être justifiés par des motifs professionnels ou personnels impérieux. À cela s’est ajoutée la nécessité de mettre en place des «gestes barrière» hygiéniques et une distanciation sociale stricte, pour éviter que ne se diffuse l’épidémie.
Ces mesures ont eu un impact considérable sur le quotidien des Français, mais aussi, de manière générale, sur l’ensemble des échanges inter et intra étatiques — et notamment sur les échanges alimentaires. Tous les continents sont touchés par la maladie, et les réponses politiques, quoique diverses, vont le plus souvent dans le même sens : vers une incitation des citoyens à rester chez eux. Ainsi, quelques grandes tendances ont pu être mises en lumière dans différents pays. Par exemple, la FAO a publié un rapport intitulé Coronavirus. Food Supply Under Strain. What to do ?, où l’on trouve cette remarque :
Market witnessed an increase in both staple food and ready-to-eat food that can be stored and also strong increase on e-commerce. In Italy, demand for flour increased by 80%, canned meat by 60%, canned beans by 55%, and tomato sauce by 22%. These trends lead to difficulties to sell produce, loss of perishable produce and loss of income. Also, it witnessed an increase in e-commerce up to five times fold. Closure of farmers’ markets, preventing smallholder farmers to direct sell to consumers, leading to loss of income, loss of perishable produce and accumulation of non-perishable produce. (1)
Je la cite in extenso, parce qu’elle souligne un phénomène global, et que les éléments observés se retrouvent en France au même titre que dans les autres pays confinés.
Pour paraphraser le titre d’un article du chercheur Nicolas Bricas, paru le 16 mai dans Sciences Avenir : « Le Covid-19 révèle un système alimentaire mondial malade » (2) . Plus encore que le fond de cet article, ce qui nous intéresse ici c’est l’idée que l’épidémie agit comme « révélateur ». Révélateur de quoi ? Révélateur des difficultés liées à l’éclatement de la chaîne de production, certes, mais également des capacités d’adaptation des acteurs et des consommateurs. La demande alimentaire n’étant pas, en théorie, élastique, il est intéressant de regarder comment les systèmes alimentaires se sont organisé pour faire face au bouleversement de leur mode de fonctionnement habituel. Cette étude aurait pu être menée à plusieurs échelles : à l’échelle mondiale, à l’échelle nationale, à l’échelle urbaine, ou même à l’échelle individuelle. Nous avons choisi de nous intéresser à l’échelle d’une ville, petite, pour mener une enquête aussi complète que possible.
Ainsi, notre terrain se situe à Plougonvelin, petite commune de Bretagne située dans le département du Finistère, qui compte 4 174 habitants selon le recensement de 2017. Elle se situe aujourd’hui dans un département dit « vert », donc l’un de ceux où la situation est la moins critique selon les données des urgences et des services de réanimation. Pourtant, c’est aussi dans cette petite ville qu’a été diagnostiqué le premier cas de Bretagne, le 27 février 2020 (3). On a pu donc constater une inquiétude plus forte dans les premiers temps, mais aussi un apaisement des esprits au fil des semaines.
La commune compte suffisamment de commerces pour que ses habitants puissent, en théorie, ne pas avoir besoin de la quitter pour s’approvisionner. Une petite dizaine d’enseignes a maintenu une activité, même réduite, pendant au moins une partie du confinement : deux boulangeries, une épicerie, un supermarché, un caviste, une crêperie, une biscuiterie, deux restaurants. À cela s’ajoutent deux agriculteurs, qui vendent directement leurs produits aux consommateurs, et un marché dominical. Ces informations étaient toutes relayées par la mairie, dans le bulletin communal hebdomadaire, Les Échos de Plougonvelin (4). Tous ces lieux ont dû adapter leurs pratiques, pour la sécurité des salariés et des clients, mais ils sont parvenus à rester ouverts, garantissant l’approvisionnement alimentaire régulier des habitants de la ville.
Cette enquête a été menée via deux moyens essentiellement. Le premier était des entretiens, écrits et oraux, avec les commerçants, et avec la Mairie de Plougonvelin - notamment le Centre Communal d’Action Sociale (CCAS). Le second était deux questionnaires adressés aux habitants de la ville sur les réseaux sociaux, et relayés par l’association loi 1901 Kafé Citoyen (5), qui organise des débats démocratiques au sein de la commune. Le premier questionnaire, envoyé au milieu du confinement, le 8 avril, cherchait à connaître les réactions des habitants à chaud, et a reçu 127 réponses. Le second, envoyé le 16 mai, était davantage un appel à témoignages rétrospectif, et il a reçu 57 réponses. Même s’il est clair qu’il faut traiter les informations collectées avec beaucoup de prudence, les échantillons n’étant pas représentatifs (voir annexe), quelques grandes tendances se dégagent. Celles-ci rejoignent les résultats de l’enquête de plus grande ampleur, « Manger au temps du coronavirus », menée par le Réseau Mixte Technologique Alimentation Locale, réseau d’experts issus de la recherche et de la formation, financé par le Ministère de l’agriculture et de l’alimentation, dont les résultats sont consultables sur leur site internet (6).
Ainsi par exemple, on a pu remarquer des comportements similaires dans plusieurs endroits du territoire, comme la réalisation de stocks au début de la période et la préparation de plats plus élaborés qu’à l’habitude ; ou des réactions psychologiques (la peur, la démarche réflexive sur son alimentation).
Il s’agit donc d’identifier des tendances, pour dégager des dynamiques, en se demandant comment les comportements en temps de crise pourraient donner lieu à une réflexion, voire à une réorganisation des systèmes alimentaires à l’avenir. Pour comprendre comment la commune de Plougonvelin s’est organisée face à l’épidémie de Covid-19, il faut commencer par rendre compte des mesures mises en place par les commerçants (producteurs, distributeurs et restaurateurs). Dans un second temps, on étudiera, en s’appuyant sur les réponses apportées aux questionnaires, les comportements des habitants plougonvelinois. De façon générale, on note une volonté de continuer à vivre en conservant au maximum ses habitudes. Pourtant, beaucoup font aussi état d’une réflexion aboutissant sur une remise en cause de leurs modes de vie, et d’un réel désir de changement. C’est heureux, car pour citer le sociologue et philosophe des sciences Bruno Latour, invité sur la Matinale de France Inter le 3 avril dernier : « Si on ne profite pas de cette situation incroyable pour changer, c’est gâcher une crise » (7).
La nécessaire adaptation des commerçants
L’annonce du confinement a dans un premier temps plongé les commerçants dans une profonde incertitude quant aux modalités d’ouverture. Tous ont donc commencé par liquider leurs stocks de produits périssables, grâce à des promotions, ou bien de façon non marchande, en faisant des dons à des associations caritatives. Par la suite, une fois les modalités du confinement précisées, il a fallu composer avec les règlements et les désirs des salariés, pour apporter une réponse satisfaisante.
Pour les producteurs, l’activité continue
Pour la boulangerie Laot, la question de fermer les portes ne s’est jamais vraiment posée. Mélanie Laot, la patronne, l’énonce simplement : « Le confinement a commencé un mardi midi. On est restés ouverts toute la journée ». Elle ajoute que les mesures sanitaires n’ont pas été difficiles à imposer, dans un secteur où les normes d’hygiène sont strictes, et où les cuisines étaient donc déjà équipées en blouses, masques et gants. Les seules évolutions notables ont été l’installation de vitres en plexiglas pour protéger les vendeurs, et la mise en place d’un service de livraison pour éviter que les habitants plus vulnérables ne se rendent à la boutique. Le chiffre d’affaires n’a pas été très différent de celui des années précédentes, même si les ventes globales ont baissé de 31,33% — signe que les clients ont préféré espacer leurs visites pour limiter le risque de contagion (8).
La boulangerie est donc restée à Plougonvelin un lieu jugé nécessaire par ses habitants. Selon un meunier, fournisseur de la boulangerie Laot, les boulangeries de villages et de villes ont dans l’ensemble mieux tenu dans le confinement que les boulangeries des zones commerciales, parce qu’elles sont des lieux familiers et de sociabilité.
La commune de Plougonvelin compte quelques autres activités de pure production, notamment de fruits et de légumes. Ainsi, Nicolas Magueur, propriétaire du Potager de Saint Mathieu, et producteur de légumes certifiés agriculture biologique, a fait le choix de se concentrer sur les paniers de légumes qu’il propose en partenariat avec l’AMAP Penn Ar Bed. Cela a suffi pour lui permettre d’écouler ses stocks chaque semaine, et de se concentrer sur sa propre production, comme la saison est une période relativement creuse. Il a arrêté temporairement le système d’achat-revente avec des grossistes et a mis sa salariée, chargée habituellement de la vente (directe et sur les marchés), au chômage partiel. Sa seule inquiétude est que ses clients aient changé d’habitude au moment de son retour sur les marchés, et décident d’aller se fournir chez d’autres producteurs. Mais pour lui, « en pesant le pour et le contre », il semblait préférable de ne pas prendre le risque de contamination en restant sur les marchés. La fermeture des écoles a été problématique, en raison de son contrat avec les cantines scolaires ; mais il est parvenu à écouler son stock dans les paniers de l’AMAP.
Un autre producteur de légumes de la commune, Ty Gwen Légumes, a souffert également de la fermeture de l’un de ses débouchés : le restaurant de la Pointe Saint Mathieu, qui lui permet normalement de réaliser 50 % de son chiffre d’affaires, avec ses 150 couverts quotidiens. Pourtant, cette perte importante a été compensée par une augmentation forte du nombre de clients en vente directe en plein air, qui ont choisi de privilégier une agriculture locale au temps du confinement. Ce point sera détaillé plus bas.
L’activité de vente a donc dû être modifiée, voire a été arrêtée, dans certains secteurs. Pour ceux qui cumulent activité de production, activité de vente directe et activité d’achat-revente, comme La Ferme de Penzer, située dans la commune voisine du Conquet, il a aussi fallu changer de mode de fonctionnement. Ainsi, elle a fermé ses activités de vente directe, sans pour autant cesser de vendre ses produits. Elle a mis à profit sa double activité de revendeur et de producteur, pour mettre en place dès la première semaine un système de paniers, à récupérer en drive tous les week-ends, à un horaire précis, afin d’éviter une trop grande affluence. Dans ce panier, on pouvait trouver différents produits, de la ferme (légumes de saison, fruits), ou de producteurs locaux (œufs, rillettes de canard...). Un partenariat a également été mis en place avec la crêperie La Crêpe Dantel’.
Si toutes les activités de vente ont été impactées par l’épidémie du Covid-19, les commerçants revendant directement leur propre production sont ceux qui en ont le moins souffert. Il faut également souligner que la mairie s’est battue pour que le marché de la ville, limité à l’alimentaire, obtienne l’autorisation d’ouvrir. Au départ, seuls les producteurs locaux étaient autorisés, mais le préfet a finalement accepté que les ambulants soient présents. Six commerçants étaient donc là tous les dimanches — contre normalement dix en cette saison. Très peu fréquenté les premières semaines, sans doute en raison de la crainte des habitants, il l’a été de plus en plus chaque dimanche tout au long du confinement. Le dernier week-end a été marqué par une grande affluence, et parfois par un oubli assez manifeste des gestes-barrières. Ainsi le fromager faisait-il goûter les fromages sans trop de ménagement aux clients qui attendaient dans la file...
Entre clients et commerçants, les « gestes barrière »
La Biscuiterie de la Pointe Saint Mathieu propose une double activité de confection de biscuits et autres spécialités locales, et de revente de produits locaux (confitures, thés, cafés, souvenirs). Ce commerce proposant essentiellement des produits « non essentiels », sa fréquentation a considérablement diminué, de 2 000 clients par mois à une petite centaine cette année. L’équipe a dû geler les embauches coutumières d’avril (deux saisonniers), et a arrêté de passer des commandes auprès de leurs fournisseurs, pour se concentrer sur l’activité de production (gâteaux bretons, kouign-amanns). La mise en place assez tardive d’un système de livraison dans la commune et les alentours n’a pas rencontré de « réelle demande ». Par ailleurs, la faible affluence en boutique (« rarement plus de deux personnes à la fois ») a permis de respecter les normes de sécurité assez facilement.
Mais pour d’autres, la question de la sécurité a été plus ardue, et c’est le cas notamment dans la grande distribution. La commune compte un assez grand Intermarché, très utile à ses habitants — 91,3% des sondés ont affirmé s’y rendre au moins ponctuellement. Frédéric Vallet, directeur commercial, insiste sur ce point : il ne pouvait pas fermer ses portes, car « tout le monde a immédiatement compris la nécessité d’un commerce alimentaire ». Sa priorité a été de mettre en place des mesures d’hygiène, avec vitres en plexiglas, masques, et gel hydro-alcoolique pour protéger — et rassurer — les salariés. Il a pensé, un temps, à réserver l’accès du supermarché aux personnes âgées le matin, pour limiter l’affluence ; mais a renoncé, préférant inviter les gens à échelonner davantage leurs passages sur la journée entière. Malgré des difficultés pour se fournir en denrées « basiques » (notamment la farine), les prix de 10 000 produits ont été bloqués, et les pénuries redoutées au début du confinement ont pu être évitées. Le nombre de clients sur la période a diminué par rapport aux années précédentes, mais le panier moyen a augmenté, signe là aussi que les gens cherchaient à espacer au maximum leurs visites.
Il convient aussi d’évoquer la petite épicerie, Le RDV des Quatre Saisons, spécialisée dans les produits bio et locaux, et arrivée relativement récemment dans la commune. Elle aussi a constaté une augmentation globale du nombre de clients (24,4% des sondés ont dit s’y rendre), mais elle a donné assez peu de précisions sur sa situation. On peut néanmoins rapprocher son cas d’un témoignage rapporté dans l’étude « Manger au temps du Covid- 19 », déjà évoquée. S’agissant d’une épicerie récemment ouverte dans un village de 500 habitants en Bretagne, on trouve ce commentaire :
Nous nous sommes posé la question (pas très longtemps) si nous restions ouverts mais il allait de soi que l'épicerie était "utile" à maintenir. C'est typiquement ce genre de lieux qui sont pour nous indispensables en temps de crise comme celle-là [...] en tant "qu'indicateur de santé mentale" du village : depuis 9 mois, nous avons développé une relation de confiance et d'interconnaissance avec les habitants et dans ce contexte anxiogène, ils aiment à venir chez nous pour faire leurs courses tranquillement, avoir quelqu’un à l'écoute, pouvoir se confier si besoin, croiser d'autres habitants et prendre des nouvelles, rester dans la vie active du village.
C’est un témoignage important, car il insiste sur la dimension sociale (et psychologique) des commerces. Rester ouverts, malgré les difficultés que cela comporte, c’est aussi maintenir un lien avec les habitants, et les rassurer. L’épicerie constituait une alternative « à taille humaine » à l’Intermarché, et à ce titre, il était utile qu’elle reste ouverte. Ce sentiment est d’ailleurs également décrit dans les questionnaires envoyés aux habitants. Ainsi, une femme confinée écrit :
« Distanciation sociale est de toute évidence un lourd impact dans la relation humaine, éloignement social !!!. D’autant plus ressentie [sic] pour ma part en supermarché soit absence de chaleur, de sourires et même d’échanges verbales [sic] ». Elle conclut d’ailleurs qu’après le confinement, elle gardera pour habitude de privilégier et de soutenir « les produits locaux, de proximité ».
Enfin, le type de commerce alimentaire dont l’activité a été la plus impactée par le confinement est bien sûr les restaurants, qui n’ont toujours pas obtenu l’autorisation d’ouvrir à l’heure où nous écrivons ces lignes. La commune de Plougonvelin en compte trois qui ont fait le choix de maintenir une activité : une pizzeria, un foodtruck et une crêperie. Tous ont dû s’adapter, avec plus ou moins de succès, et sont parvenus à changer leurs habitudes pour se conformer aux exigences de lutte contre l’épidémie. La pizzeria Ti Mad Eo, qui propose également quelques plats cuisinés, et la crêperie La Crêpe Dantel’ n’ont plus proposé que de la vente à emporter et de la livraison, sur des plages horaires étendues. Le foodtruck Le Ptit Breizh n’a pas eu à réinventer fondamentalement son mode de restauration. Il est d’ailleurs celui qui s’est sorti le mieux de la crise, et il raconte même avoir vu plus de clients qu’à l’habitude : « Pas de concurrence directe au niveau de l’emporté, tous les restaurants autour étaient fermés, donc les gens étaient contents. »
Les perturbations de la chaîne de commande
Mais pour les restaurants, le vrai problème a été celui des fournisseurs. Si la crêperie dit n’avoir rencontré aucune difficulté de cet ordre, ne se fournissant qu’auprès de producteurs locaux, les deux autres enseignes racontent avoir dû résoudre des problèmes sur la chaîne de commande. Ainsi, le patron du restaurant et pizzeria Ti Mad Eo nous parle des nombreux manquements, et de ses journées passées au téléphone pour joindre les fournisseurs. Le jambon blanc et le fromage sont les produits les plus durs à trouver : les usines tournent au ralenti, les grossistes ont du mal à se ravitailler et les prix flambent. Il faut s’adapter en trouvant des producteurs locaux, et en créant de nouveaux contacts. Même problème pour le foodtruck Le Ptit Breizh : comme la restauration classique est à l’arrêt, il est souvent compliqué de trouver des fournisseurs prêts à livrer un restaurant seul. Chez Métro, les rayons sont vides, surtout au rayon frais. Les deux mettent cependant un point d’honneur à bloquer les prix, pour ne pas que les clients ressentent ces difficultés.
La question des fournisseurs s’est aussi posée avec acuité à l’Intermarché, raconte Frédéric Vallet, notamment pour la farine. La crainte d’une pénurie de farine, une tendance nationale, est bien étudiée dans le deuxième rapport de l’étude « Manger au temps du Covid-19 », et rapportée dans de nombreux articles et reportages sur le confinement. Frédéric Vallet raconte que pendant un temps, il a même pensé à limiter le nombre de paquets de farine par personne et par jour — l’idée a été abandonnée, de peur que les gens ne reviennent quotidiennement. Un accord a finalement été signé avec une meulerie bretonne, qui ne livrait habituellement que les artisans boulangers. Même les paquets de 10 kg de farine sont achetés dans la journée de leur mise en rayon.
Enfin, à la Cave de Kéruzas, cave à vin de la commune dirigée par Laurent Perschaud, les relations avec les fournisseurs ont dû être adaptées. Certains ont fermé dès le début du confinement, et n’ont pas rouvert ensuite. D’autres ont arrêté la livraison, notamment en raison du manque de salariés (recours au chômage partiel), ou de la fermeture de nombreux commerces. Avec ceux-là, il a fallu être «un peu débrouillard». Des livraisons s’improvisaient par exemple dans des parkings à l’air libre à Brest, à 20 kilomètres de Plougonvelin, dans le respect des normes de sécurité.
Il était donc nécessaire de se réinventer, dans les comportements individuels comme dans les activités professionnelles, et ce à tous les niveaux de la chaîne de production et de commercialisation. Mais l’adaptation empirique des commerçants n’est pas la seule conséquence des dispositions légales et sanitaires mises en place pour endiguer l’épidémie. C’est aussi chez les clients, et chez les citoyens, qu’il faut chercher à dégager de grandes tendances, pour prendre la mesure du phénomène.
S’adapter à un bouleversement
profond des habitudes
Ambiance générale : peur et incertitude
La première tendance qu’on a pu remarquer chez les habitants de la ville, notée également par les commerçants chez leurs clients, est la peur, ancrée dans une grande incertitude. Celle-ci s’exprime de plusieurs manières : la peur de l’autre dans les commerces, la peur de sortir, la peur du manque, aussi. À la Cave de Kéruzas, le caviste raconte une dispute qui a éclaté lorsqu’un client en a accusé un autre de ne pas respecter les distances de sécurité. De même, le restaurant Le Ptit Breizh rapporte que de nombreuses personnes ont appelé, pour s’assurer que les vendeurs seraient équipés en masques et en gel hydro-alcoolique. Comme dans beaucoup d’autres endroits en France, la première réaction chez les consommateurs a été de faire des stocks. La première semaine, raconte Frédéric Vallet, les gens se ruaient vers les produits non corruptibles : les pommes de terre, les légumes surgelés, ou les pâtes. Certains tickets étaient alors très élevés, pouvant atteindre 500 € ou 600 €. Par la suite, dans une deuxième vague, ce sont les paquets de farine qui ont été pris d’assaut, notamment en raison de la recrudescence de la préparation de gâteaux et de pain à la maison.
« Les ménages veulent limiter leurs sorties et réduire la fréquence d'achats
extérieurs, y compris en boulangerie », analyse Stéphane Dahmani, chef économiste à l’Ania (Association nationale des industries agroalimentaires), dans un reportage pour France 3 – Régions (9). On a constaté à la même période une désaffection des boulangeries artisanales, notée dans le deuxième rapport de l’étude « Manger au temps du Covid-19 ». Cette tendance est reflétée par un tweet du ministre de l’économie Bruno Le Maire le 1er avril, se voulant rassurant au sujet des boulangeries : « Les boulangeries restent ouvertes pendant le confinement. J’invite tous les Français à acheter leur pain en boulangerie. La profession est fortement sensibilisée aux règles d’hygiène. Le pain est cuit à haute température, ce qui élimine le #Covid19 ».
Autre conséquence de ce climat de peur : le recours massif à la livraison et au drive. Le magazine Libre Service Actualités (LSA), hebdomadaire analysant les tendances du commerce et de la consommation en France, en fait le constat dans son numéro du 20 mars : « Entre le 9 et le 15 mars, les ventes de drive ont augmenté de 61 % et l'e-commerce de 90 %. » Les trois premières semaines, « c’était de la folie », confirme Frédéric Vallet : les commandes en drive ont doublé. À tel point que certains habitants évitent le drive, car l’affluence en fait un lieu plus risqué que l’Intermarché lui-même, et que les produits manquent souvent. La fréquentation a baissé ensuite, pour se stabiliser à environ 30 % de plus qu’à l’habitude. Le témoignage d’une consommatrice rend compte de cette évolution :
Au tout début, j'étais inquiète de devoir aller faire les courses et j'ai fait du drive. Mais finalement, je suis retournée dans le magasin en faisant très attention ». Selon une autre : « Je me suis mise au drive (pour la 1ère fois), mais du fait de la pénurie de certains produits, j'ai finalement continué à me rendre à l'intérieur du supermarché.
Les restaurants font aussi le constat de cette inquiétude vis-à-vis des modes d’approvisionnement. Ainsi, le patron de Ti Mad Eo, le restaurant-pizzeria de la ville, reconnaît que les trois premières semaines ont été les plus complexes, comme les clients n’osaient pas venir jusqu’à son enseigne, même pour de la vente à emporter. Cette inquiétude s’est cependant dissipée à partir du mois d’avril.
Mais la crainte, c’est aussi la peur des pénuries. Beaucoup de personnes notent le manque de produits de base au supermarché, comme les œufs, la crème, le beurre, le pain de mie, et évidemment la farine. Il arrive aussi que les produits habituels manquent : il faut alors se tourner vers des produits différents, sans que cela n’induise nécessairement de grands changements dans l’alimentation, si ce n’est parfois une augmentation du montant dépensé. Mais comme l’affirme une habitante : « “adaptation” est le nouveau mot in de la ménagère aujourd’hui ». Les pénuries sont plus fréquentes au début du confinement : selon Frédéric Vallet, il a fallu du temps pour que la chaîne de commande se réorganise. Un autre sondé en tire pourtant une conclusion plus pessimiste, et se dit « inquiet sur la connerie humaine qui a permis de vider certains rayons avant le confinement, alors que deux jours après c'est redevenu "normal" ».
Pour se rassurer : conserver ses habitudes
Il faut souligner que beaucoup des personnes interrogées disent que leur alimentation n’a pas changé pendant le confinement. Selon l’enquête «Covid-19 et systèmes alimentaires » (rapport 2), « pour les uns, le maintien de certaines habitudes alimentaires permet de garder des repères et contribue à la réassurance ». Ainsi, la tendance la plus représentée dans le premier questionnaire est « Je m’efforce de garder une régularité dans mes repas (horaires stables, repas sains) », choisie par 66 % des sondés. De même, dans le second questionnaire, 60 % des sondés déclarent qu’ils ont conservé au maximum leurs habitudes alimentaires.
Souvent, c’est d’abord un changement quantitatif qui prime, et non un changement qualitatif. Ainsi cette femme, entrepreneuse, confinée seule avec plusieurs enfants, souligne que « le fait d’être tous présents augmente le nombre de repas et les quantités » – sans que cela change fondamentalement leurs habitudes, car elle s’est surtout efforcée surtout de maintenir une alimentation variée et équilibrée. De même, un père de famille confiné avec sa partenaire et leurs trois enfants, déclare : « Du fait que toute la famille soit à la maison, nous avons effectivement passé plus de temps en cuisine, sans changer nos habitudes de cuisiner "maison" ».
Parfois pourtant, le changement de domicile induit un changement de régime, qui peut être désagréable, comme pour cette sondée, qui a souffert d’un « changement de régime alimentaire car retour dans ma famille. Beaucoup plus de viande (à chaque repas) et de matières grasses. Moins de légumes. » La question peut être plus compliquée, lorsque la personne confinée suit un régime spécial, et ne parvient pas à trouver les produits aussi facilement que d’habitude. C’est ce qu’on retrouve dans le témoignage d’une femme retraitée vegan. Ainsi, comme elle l’explique : « J’ai tout fait moi-même : pain sans gluten, lait soja, tofu, laits végétaux, yaourts végétaux, fromage soja à base de yaourts, gâteaux... il faut dire que je suis Vegan et que c’est difficile de trouver ces produits au supermarché de Plougonvelin ! ». Ce n’est pas radicalement nouveau pour elle, précise-t-elle : elle cuisinait déjà beaucoup, notamment à partir de produits de son propre potager. Pour autant, elle reconnaît en conclusion que son confinement a été douloureux :
« J’ai très mal vécu ce sentiment d’être prisonnière et infantilisée ».
Cette volonté de changer le moins possible ses habitudes alimentaires est présente chez des parents, qui veulent maintenir une alimentation saine pour leurs enfants ; mais aussi chez les personnes âgées. Ainsi, Christine Calvez, adjointe aux affaires sociales et vice- présidente du Centre Communal d’Action Sociale (CCAS) de Plougonvelin, s’est déplacée pour aider les personnes vulnérables à faire leurs courses, et elle raconte des anecdotes savoureuses. Elle évoque par exemple ce couple, de 95 et 98 ans, qui lui commandait spécialement « pour trente et quelques euros de brioches » de la boulangerie du Conquet, tous les mardis. Même chose avec le vin : « Quand il n’y avait pas la bonne marque, ils râlaient ! ». Ou encore cet homme qui commandait tous les dimanches des huitres du marché ; qui a aussi demandé une bouteille de whisky, son « petit plaisir »...
Pour se réconforter : l’envie de « se faire plaisir »
Car dans cette période d’incertitude, le besoin de se « faire plaisir » se fait sentir. C’est vrai avec l’alcool : Laurent Perschaud, le caviste, insiste sur ce point : « J’ai jamais vu autant de clients au mois d’avril ». Il précise : « C’était la fête du cubi », notamment le cubi de rosé, et ça « c’était une tendance nationale ». Selon lui, c’est parce que les gens, confinés chez eux, ne s’embarrassant pas du standing des bouteilles en verre, boivent avant tout pour leur plaisir, mais dans des quantités plus abondantes qu’à l’accoutumée.
Même discours au sein de la Biscuiterie de la Pointe Saint Mathieu : « Nous vendons principalement des biscuits et de la bière locale ». Marielle, la responsable magasin, précise : « En plus de tous nos biscuits, nous vendons de très nombreux produits d'épicerie (soupes, terrines, sardines, thés, cafés, farine...) dont les clients locaux raffolent... On se doit d'être présent pour nos clients fidèles. » Donc des produits familiers, et des produits-plaisir, qui sont importants aussi dans un moment compliqué, pour compléter les plats préparés chez soi. À la pizzeria Ti Mad Eo, comme à la boulangerie Laot, les observations concordent : les gens se font livrer de la nourriture plus fréquemment que d’habitude, car les plats de traiteurs garantissent une alternative reposante et variée à la cuisine maison quotidienne.
La tendance au grignotage, par ailleurs, est inexorable selon nombreux témoignages. 21 % des sondés au début du confinement reconnaissent une tendance à la « nourriture réconfort ». Même lorsqu’on trouve aussi une volonté de conserver une alimentation saine, les craquages sont plus fréquents. « Nous (les parents) nous sommes laissés aller à plus de grignotage en soirée (chocolats, biscuits...) » reconnaît un père de famille. Même remarque chez cette salariée en télétravail, confinée avec son compagnon et un enfant en bas-âge, qui dit s’efforcer de conserver ses habitudes, mais reconnaît consommer plus de gâteaux industriels. Ou encore chez cette étudiante confinée avec ses parents : « Je ne mangeais plus trop de sucre [avant le confinement], j’ai recommencé car trop angoissée ». Et chez cet homme, retraité, pour qui rien n’a changé durant le confinement «hormis une surconsommation de crêpes et gâteaux maison ».
Vers un nouveau mode de vie ?
Repenser son alimentation : faire la cuisine
Mais même si beaucoup affirment avoir changé leurs habitudes le moins possible, il est certain que le temps passé chez soi encourage à faire davantage de cuisine. C’est le cas de 51,6 % des sondés, qui affirment qu’ils « cuisinent davantage et tentent de nouvelles recettes ». Une tendance bien notée par Frédéric Vallet, qui souligne que les plats cuisinés (les sandwiches, les raviolis en conserve) ne se vendaient plus du tout, alors que la consommation de produits de base avait beaucoup augmenté. Même constat à la boulangerie Laot : la vente de pâtisserie a beaucoup baissé, et les sandwiches, le plus souvent achetés par des ouvriers, ne se vendaient quasiment plus.
Et en effet, la période apparaît comme le moment parfait pour se lancer des « défis culinaires », et faire des expérimentations. Une étudiante chez ses parents rapporte ainsi avoir fait « beaucoup plus de plats qui sont longs à la préparation, confection de pain, gâteaux, brioche ». Deux Parisiens confinés en Bretagne ont aussi décidé de se lancer dans des recettes nouvelles et sophistiquées, comme la confection intégrale de délicieuses ramen pour l’un ; ou la préparation de pains au chocolat pour l’autre. De même une femme, retraitée, évoque des « confections de 4 heures. Comme des cakes, des gâteaux variés, des petits gâteaux, des petits fours, des tartes, des biscuits crème au beurre, crèmes pâtissières, flans... Également en salé confection de raviolis, de pâtes, de nouilles, des spaetzles, des fleurons, des bouchées à la reine, des friands... bref de la cuisine plus longue et beaucoup de plats plaisirs chronophages et antidépresseurs !!!! ». Autre exemple encore chez cet homme, confiné avec sa partenaire et un enfant, qui témoigne de ses expériences : « je ne cuisine habituellement que des entrées et plats, je me suis essayé à la pâtisserie : far, tarte aux pommes, milkshake ».
Et bien sûr, une tendance nationale : la préparation de pain, plus ou moins réussie. C’est un des aspects notés dans l’étude « Manger au temps du Covid-19 » : « Outre son aspect symbolique et le fait que son achat quotidien multiplie les sorties, le pain est une opportunité d’échange, singulièrement par le levain ». Selon un témoignage d’un Breton dans cette même étude : « nous avons décidé avec mes fils (par Skype) de faire chacun notre levain. J'avais toujours pensé que c'était compliqué et puis finalement avec le confinement... Nous avons diffusé à des ami(e)s et nous avons tous décidé d'essayer et de nous donner des nouvelles de notre levain ». Le pain remplit donc une fonction symbolique et sociale forte. Néanmoins, si certains comptent garder cette habitude après le confinement, d’autres sont plus sceptiques : « le pain de la boulangerie était quand même meilleur », reconnaît une habitante. D’ailleurs, la boulangerie Laot remarque une nette augmentation des ventes de pain par rapport aux années précédentes, sur toute la période.
On parle aussi beaucoup de faire pousser ses propres légumes. Certains le faisaient déjà avant le confinement ; mais c’est un élément sur lequel on veut insister. Ainsi, un foyer fait état d’un « projet d'agrandir le potager car actuellement nous avons seulement un potager d'herbes aromatiques ». Une femme, interrogée sur les effets durables qu’aura eu confinement, atteste aussi de sa volonté de : « Faire mon propre potager et faire beaucoup plus de choses maison ». Une fois encore, se reflète ici une tendance nationale. Ainsi le site internet Agrosemens, qui permet de commander des semences issues de l’agriculture biologique, a-t-il annoncé dès le 17 mars la fermeture de sa plateforme de e-commerce, avec ce message : « Face à l’explosion du nombre de commandes depuis 24 heures nous avons pris la décision de désactiver, ce lundi 16 mars à 14h00, nos sites marchands (e- commerce) dans le but de pouvoir vous servir au mieux. Dans cette période de recentrage nous tenons plus que jamais à être fidèle à notre parole et à nos engagements. »
Repenser son approvisionnement : vers du bio et du local
Un autre point essentiel, c’est une volonté largement accrue de privilégier les produits issus de l’agriculture biologique, et plus encore des circuits courts. Ainsi, chez Ty- Gwen Légumes, les ventes directes à la ferme ont augmenté de 30 %, car, selon le producteur, « les gens ont peur d’aller au supermarché », et sont rassurés par l’idée d’une vente en plein air. Au Potager de Saint Mathieu, c’est aussi comme cela qu’on explique l’afflux de nouveaux clients : « Dans les grandes surfaces, les gens n’ont pas envie de tripoter les fruits et les légumes». C’est un constat qu’on retrouve largement chez les consommateurs, comme le note l’étude «Manger au temps du Covid-19»:«le local, souvent associé à la qualité et à la confiance, fait partie des préoccupations ».
C’est aussi un moyen d’éviter le risque de pénuries, car si l’Intermarché est susceptible de manquer d’œufs ou de lait, l’éleveur paraît un choix plus sûr et responsable. De plus, privilégier les circuits (très) courts est parfois nécessaire pour limiter au maximum les déplacements. 20 % des répondants disent ainsi s’être tournés vers une alimentation plus « durable » ; et 48 % ont évité d’aller au supermarché, pour leur préférer les producteurs locaux et les petits commerces. Pourtant, il faut relativiser : on l’a déjà souligné, 91,3 % des sondés ont affirmé se rendre, au moins ponctuellement, à l’Intermarché.
Le confinement a également poussé de nombreux foyers à chercher et à échanger avec des producteurs directement. Un couple rapporte ainsi avoir fait le choix d’une cuisine plus « élaborée » et « réalisée avec des producteurs locaux (légumes à la ferme, poissons “au cul du bateau“, viande de boucherie locale) ». Un autre s’enthousiasme : « depuis le confinement on a rencontré et adopté des produits d'autres producteurs locaux. On échange même maintenant par sms avec eux ! Ça nous conforte dans cette voie. » Et il ajoute : « Nous avons découvert et sympathisé avec de nouveaux producteurs locaux et réalisons avec encore plus de force l'importance du tissu local pour la résilience. » Selon l’étude « Manger au temps du Covid-19 », on trouve aussi des consommateurs qui, privés de marché, se promettent de prendre contact avec les producteurs, afin de garantir des échanges directs avec eux, dans l’éventualité d’une prochaine crise : « Je n'ai pas leur contact direct je ne peux pas les joindre directement pour me ravitailler et les soutenir. C'est ma note pour le futur, avoir tous les contacts des producteurs et pas seulement connaître leurs emplacements de marchés », dit ainsi une habitante de Rennes.
Ces « bonnes habitudes » résisteront-elles à l’épreuve du retour à la vie « normale » ? Beaucoup affichent leur bonne volonté à ce sujet : « Mon approvisionnement après confinement n’obéira plus au diktat de la grande industrie. Je suis convaincue qu’il faut revenir à des circuits courts des achats simples proche de chez nous. » déclare une habitante. D’autres en revanche, et notamment des commerçants, sont plus sceptiques. Ainsi, chez Ty- Gwen Légumes, on se refuse à se réjouir trop rapidement : oui, les clients prétendent vouloir désormais privilégier le local, mais « entre ce qu’ils disent et ce qu’ils font... ». Même commentaire chez Le Ptit Breizh, où l’on dit espérer un changement dans les mentalités, mais où on reconnaît avoir des doutes, quand on voit les files devant les McDonalds qui ont commencé à se former dès la réouverture.
Repenser son environnement : l'apparition de solidarités nouvelles
La conséquence logique du confinement a été un rapprochement, contraint, des membres au sein de la cellule familiale. Pour la plupart, cette cohabitation forcée n’a pas posé problème : ainsi, 85,2 % des sondés ont trouvé que les repas en famille étaient des moments agréables ; tandis que seuls 1,9 % les qualifient d’anxiogènes. Par ailleurs, 11,1 % notent une nouvelle répartition des tâches, non seulement au sein du couple, mais aussi entre les parents et les enfants, à qui on apprend à cuisiner : « les enfants ayant appris à faire quelques plats, chacun aidera selon ses capacités » note une mère de famille, optimiste pour l’avenir.
Hors de la cellule familiale, le confinement est aussi un créateur de lien social .Le troisième rapport « Manger pendant le Covid-19 » le soulignait déjà :
Les attitudes de solidarité autour de l’alimentation (regroupement des courses entre voisins, aide aux personnes âgées, commandes groupées aux agriculteurs locaux), exprimées dans la proximité du village ou du quartier, se confirment comme une caractéristique forte de cette période de confinement.
C’est aussi le constat optimiste que fait Christine Calvez, du CCAS, qui coordonne des actions de solidarité au sein de la commune. La Mairie a ainsi mis en place un numéro d’urgence, et appelé chaque semaine toutes les personnes de plus de 75 ans résidant dans la commune, pour s’assurer qu’ils n’avaient besoin de rien. Plus intéressant pour nous : ils ont proposé la prise en charge de courses pour les personnes âgées ou dépendantes. Une équipe de huit bénévoles est ainsi allée faire les courses pour quarante foyers plougonvelinois.
Mais cette solidarité institutionnelle est très largement relayée par une solidarité citoyenne et spontanée. « Entre voisins, ils se sont beaucoup aidés. Dans les lotissements, quand une personne allait acheter le pain, il achetait pour cinq ou six personnes autour de lui » rapporte Christine Calvez. Ainsi un homme, confiné avec sa partenaire et leurs enfants, note des « contacts plus fréquents avec [ses] voisins (dépannage alimentaire, discussion, échange et apéritifs) ». On trouve plusieurs témoignages attestant de cette solidarité, notamment envers les plus âgés. Par exemple celui de cette infirmière libérale, qui n’a pas cessé de travailler pendant le confinement, mais qui raconte : « Dans notre foyer, nous avons proposé de l'aide aux voisins âgés, ce qui a été apprécié ». Elle n’est pas la seule : 44 % des répondants disent avoir participé, ou constaté au moins une attention accrue à l’égard des personnes vulnérables.
À côté de cela, on trouve aussi des commandes groupées de mangeurs, qui achètent à des producteurs locaux et se partagent ensuite les produits livrés. Ainsi par exemple une habitante, travaillant par ailleurs dans le médical et candidate aux élections municipales de 2020, a pu distribuer, par le biais d’un groupe Facebook, 104 kilogrammes de fraises aux résidants de la commune. « Au niveau du lien social, c’est vrai que la Covid a permis aux gens de se rencontrer » conclut Christine Calvez, à la fin de notre appel.
En plus de cette solidarité des citoyens entre eux, la période a permis le développement de partenariats entre les commerçants, soucieux de se soutenir dans une période où la chaîne de commandes est perturbée. C’est le sens des propos de Bruno Le Maire, ministre de l’économie, au début du confinement : il a invité les distributeurs à faire preuve de « patriotisme économique » (10), et d’acheter leurs produits aux petits producteurs impactés par la fermeture des marchés. Le directeur commercial de l’Intermarché salue cette initiative, et promet avoir agi dans ce sens, notamment pour le maraîchage et l’achat de poissons à des marins pêcheurs du Conquet (ville située à 6,2 kilomètres de Plougonvelin). Nicolas Magueur du Potager de Saint Mathieu raconte avoir été contacté par l’Intermarché, lui proposant, dans ce contexte, de lui racheter ses produits s’il avait du mal à les écouler. Il dit ne pas en avoir eu besoin, mais avoir apprécié l’initiative.
Cependant, l’Intermarché n’est pas forcément le meilleur débouché pour les producteurs. Mais d’autres liens apparaissent, entre les commerçants locaux. L’exemple de la crêperie La Crêpe Dantel’ est à ce regard très éclairant, car ce restaurant, qui accueille habituellement entre 100 et 150 clients par jour à cette période de l’année, a dû fermer ses portes le temps du confinement, et réduire considérablement son activité, même en proposant des crêpes à emporter une après-midi par semaine, ainsi qu’un service de livraison. Elle a cependant développé des partenariats avec d’autres enseignes locales. Ainsi, la Ferme de Penzer, déjà évoquée, fournisseur de longue date de la crêperie, a commencé le 5 avril à inclure des crêpes de froment dans les paniers drive. Un exemple plus flagrant encore : un accord a été passé avec deux boulangeries (la Boulangerie Laot à Plougonvelin, et la boulangerie du Vent sucré au Conquet), et avec la biscuiterie de la Pointe Saint Mathieu, déjà évoquée. Ces trois commerces ont proposé à la crêperie de vendre ses crêpes, alors qu’elles-mêmes ont l’habitude d’en confectionner et d’en vendre tout l’année. Pauline Jeffroy, dirigeante de la crêperie, souligne que cette proposition a été faite « uniquement par solidarité entre commerçants ». Elle ajoute avoir fait le choix de continuer à soutenir un producteur de cidre et de jus de pomme de la région, en proposant ses produits, car il était nouveau sur le marché et avait du mal à écouler sa production.
En conclusion, on peut citer le témoignage d’une habitante, qui a vécu son confinement toute seule, et qui revient sur son expérience, en confiant le malaise qu’elle ressent encore :
« Avec du recul (j'ai repris mon activité professionnelle depuis le 11 mai à temps plein), je pense que j'ai pris le temps de réfléchir à ma vie actuelle, à mes aspirations pour l'avenir et aussi beaucoup plus globalement au monde dans lequel nous vivons. J'ai trouvé le temps long pendant le confinement, voire très long par moment, avec beaucoup de doutes et d'interrogations. [...] Aujourd'hui la vie reprend doucement, mais personnellement, je trouve cette situation encore anormale : le fait de devoir porter un masque et se désinfecter constamment les mains, la crainte de transmettre le virus aux personnes qui nous entourent, la méconnaissance de ce virus. Je me demande encore si nous retrouverons un jour notre "vie d'avant". »
Ainsi, le déconfinement a commencé il y a une semaine ; mais de nombreuses incertitudes perdurent pour les commerçants comme pour les citoyens. Les restaurants n’ont toujours pas l’autorisation d’ouvrir, et le télétravail est maintenu aussi souvent que possible. Cette période de transition nous invite à nous interroger sur l’avenir, et sur ce qui restera, des réflexions formulées au temps du confinement. Le retour à la « vie d’avant » est-il possible, et plus encore, est-il souhaitable ?
Pour reprendre le propos polémique de Bruno Latour cité en introduction : il est essentiel aujourd’hui de ne pas « gâcher la crise », mais au contraire d’en tirer tous les enseignements possibles. Des habitudes prises pendant le confinement, au moins quelques- unes vont rester. Certains reconnaissent que la reprise du travail va rendre difficile de dégager du temps pour faire la cuisine ; mais la plupart des témoignages sont optimistes. « Je pense qu’il y aura un avant et un après corona en habitudes alimentaires, suite à une prise de conscience et un retour aux priorités des bases de la vie » déclare ainsi une retraitée. La volonté de consommer davantage de produits locaux, voire de faire pousser ses propres légumes, est très présente. Plusieurs témoignages font aussi état d’un désir de transmission aux enfants, de les faire participer à l’élaboration du potager, ou de les sensibiliser à l’importance des circuits courts.
(1) Food and Agriculture Organization of the United Nations, « Coronavirus. Food Supply Chain Under Strain. What to do? », 24 mars 2020. Lien
(2) Sciences Avenir, « Nicolas Bricas : “Le Covid-19 révèle un système alimentaire mondial malade” », 16 mai 2020 . Lien
(3) Ouest France, « Entretien. Plougonvelin, la commune du premier cas breton de Covid-19 », 27 avril 2020. Lien
(4) Tous les bulletins communaux sont consultables sur le site de la Marie de Plougonvelin. Lien
(5) Leur site internet : https://plougonvelin.net/ (6) RMT Alimentation Locale, COVID-19 et Systèmes Alimentaires. Manger au temps du coronavirus. Lien (7) https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand- entretien-03-avril-2020 (8) Entre le 15 mars et le 11 mai 2019, 18 900 personnes sont venues à la boulangerie, contre 12 978 cette année aux mêmes dates. (9) https://france3-regions.francetvinfo.fr/bourgogne-franche-comte/covid-19-bray-minoterie-forest-fait- tourner-son-moulin-repondre-forte-demande-farine-1811866.html
(10) Le Figaro, « Bruno Le Maire appelle la distribution à acheter des produits aux agriculteurs français », 24 mars 2020. Lien
ANNEXE - Profil des répondants aux deux questionnaires :
Crédit Photo : Plougonvelin par Moreau.henri
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